DES PERSPECTIVES COMPORTEMENTALES POUR RENDRE LES ACCOUCHEMENTS PLUS SURS EN HAÏTI Juin 2019 Table des matières 1. Introduction ......................................................................................................................... 4 2. Historique et contexte ......................................................................................................... 5 Initiatives récentes .................................................................................................................. 7 3. Méthodologie et description des données ........................................................................... 8 4. Constatations .....................................................................................................................11 Interactions et relations .........................................................................................................11 Obstacles à des accouchements sans risques ......................................................................14 Obstacle 1. Les femmes enceintes ne RECHERCHENT pas une prise en charge prénatale ...........................................................................................................................14 Obstacle 2. Les femmes enceintes n’ont pas ACCÈS à la prise en charge prénatale 15 Obstacle 3. Les femmes enceintes ne BÉNÉFICIENT pas d’une prise en charge prénatale ...........................................................................................................................15 Obstacle 4. Les femmes enceintes ne RECHERCHENT pas un accouchement hospitalier.........................................................................................................................16 Obstacle 5. Les femmes enceintes n’ont pas ACCÈS à un accouchement hospitalier ..........................................................................................................................................17 Obstacle 6. Les femmes enceintes ne BÉNÉFICIENT pas d’un accouchement hospitalier.........................................................................................................................17 5. Douze solutions uniques pour rendre les accouchements plus sûrs...................................18 6. Conclusion .........................................................................................................................22 Bibliographie .............................................................................................................................24 Annexe. Activités de diagnostic .................................................................................................25 2 Remerciements Le présent rapport a été préparé par une équipe de la Banque mondiale composée de Jimena Llopis (consultante, Pratique Pauvreté et équité), Emilie Perge (économiste, Pratique Pauvreté et équité), Tania Mathurin (consultante, Pratique Santé, nutrition et population) et Zeina Afif (sociologue senior, Pratique Pauvreté et équité), avec des contributions de Fleurimonde Charles Joseph (consultant), Isabelle Simeon (spécialiste de la santé, Pratique Santé, nutrition et population), Louise Estavien (consultante, Pratique Santé, nutrition et population), Nicolas Collin (économiste, Pratique Santé, nutrition et population) et Anna Fruttero (économiste senior, Pratique Pauvreté et équité), et sous la direction générale d’Oscar Calvo-Gonzalez (Gestionnaire de pratique, Pratique Pauvreté et équité) et de Raju Singh (responsable de programme, LCC8C). L’équipe tient à remercier Eleonora Cavagnero (économiste senior, Pratique Santé, nutrition et population), Vavita Leblanc (UNFPA), Miriam Muller (Sociologue, Pratique Pauvreté et équité) et Sarah Van Wie (consultante, Pratique Pauvreté et équité). L’équipe exprime sa reconnaissance au Fonds multibailleurs pour l’égalité des sexes (Umbrella Fund for Gender Equality – TF0A5146) pour l’appui financier apporté à la réalisation de l’étude, et particulièrement à la collecte des données qualitatives utilisées pour le présent rapport. Ces données ont été collectées avec l’assistance de Donald Antoine, James-son Vamblain, Mayerline Antoine et Manouchka Justin. L’équipe remercie les informateurs clés et les participants aux discussions des groupes thématiques et aux entretiens semi-directifs organisés en 1re Chalon (Miragoâne) et 2e Fonds-des-Nègres (Fonds-des-Nègres) dans le département de Nippes. Les observations, interprétations et opinions exprimées dans cet ouvrage ne reflètent pas les vues de la Banque mondiale, de son Conseil des Administrateurs ou des pays que ceux-ci représentent. 3 1. Introduction Haïti présente les taux de mortalité maternelle et néonatale les plus élevés de la région Amérique latine et Caraïbes. Bien qu’on observe une baisse depuis 1990, les données les plus récentes (2015) montrent que les taux de mortalité maternelle et néonatale restent élevés, s’établissant respectivement à 529 et 24 décès pour 100 000 et pour 1 000 naissances vivantes (IHE and ICF 2018, World Bank 2017). Ces deux indicateurs de mortalité sont cinq et trois fois plus élevés que les moyennes régionales respectives. Au vu des tendances actuelles, Haïti ne pourra probablement pas réaliser l’Objectif de développement durable des Nations Unies consistant à faire passer le taux de mortalité maternelle au-dessous de 70 pour 100 000 naissances vivantes d’ici 2030 (World Bank 2017). De faibles taux de couverture de la surveillance prénatale et postnatale, et de naissances en milieu hospitalier, contribuent à la forte mortalité maternelle et néonatale. Alors qu’en Haïti, 91 % des femmes se rendent au moins une fois dans un établissement de santé pour des consultations prénatales, 67 % à peine effectuent les quatre visites recommandées et seules 33 % vont faire une consultation postnatale dans les 48 heures suivant l’accouchement (IHE and ICF 2018). De plus, moins de 40 % des naissances ont lieu dans un établissement de santé, contre 70 % dans d’autres pays à faible revenu (World Bank 2017). À l’échelle mondiale, 15 % des grossesses développent des complications pouvant entraîner la mort1. Et pourtant, la plupart des grossesses à haut risque présentent des signaux d’avertissement précoces, et la prise en charge par des professionnels de la santé avant, pendant et après l’accouchement a montré son efficacité à réduire les taux de mortalité. En Haïti, la plupart des femmes — particulièrement les plus pauvres — accouchent chez elles avec l’aide d’une matrone (accoucheur traditionnel). Les matrones n’ont guère reçu une formation officielle et apprennent souvent auprès de leurs aînés. Sur les 20 % des mères les plus pauvres que compte le pays, 13 % ont accouché dans un établissement de santé, contre 78 % des 20 % les plus riches (IHE and ICF 2018). L’objectif de ce diagnostic est de découvrir les facteurs susceptibles de rendre les accouchements plus sûrs en Haïti à partir d’une analyse comportementale. Le diagnostic vise à : i) Identifier les obstacles structurels et comportementaux qui empêchent les femmes d’aller en consultation prénatale et d’accoucher dans un établissement de santé ; et ii) Examiner les interventions menées sur la base d’une approche comportementale afin d’amener les femmes enceintes à effectuer les visites prénatales recommandées et faire en sorte que les grossesses à haut risque soient détectées et prises en charge d’une manière particulière. La nouveauté de ce diagnostic réside dans l’utilisation de techniques issues de la science du comportement pour étudier un plus large éventail d’influences, en prêtant attention aux facteurs sociaux, psychologiques et économiques qui influent sur les modes de pensée et les actions des individus. À l’aide de la méthode comportementale, le diagnostic cherche à déterminer comment pensent les femmes enceintes, les matrones et les professionnels de la santé de manière automatique, sous le prisme de la société et en fonction de leurs modèles 1Information tirée d’un entretien avec Médecins sans frontières (MSF) à l’hôpital CRUO de Port -au-Prince en avril 2018. 4 mentaux (World Bank 2015). En se fondant sur la science du comportement, le diagnostic évalue la mesure dans laquelle la formulation du problème (accouchements pratiqués dans des conditions dangereuses), le contexte dans lequel la décision est prise, et les modalités de préparation d’une intervention jouent chacun un rôle essentiel pour déterminer les comportements. En outre, il montre qu’en faisant abstraction de ces comportements, on court le risque d’avoir à terme une intervention inefficace. Les indicateurs comportementaux utilisés pour ce diagnostic proviennent d’un travail de recherche qualitative comprenant l’examen d’un grand nombre de documents et l’analyse de données qualitatives primaires. La méthode comportementale met en lumière les obstacles qui empêchent la femme enceinte de rechercher une prise en charge médicale, d’y accéder et d’en bénéficier. Alors que le diagnostic fait état d’obstacles structurels courants qui peuvent être surmontés à l’aide d’indicateurs comportementaux ou d’incitations pécuniaires, les principaux obstacles comportementaux recensés sont les suivants, entre autres : 1) Au moment de chercher une prise en charge médicale, les femmes sont victimes de leur « propension à l’optimisme », en ce sens qu’elles n’imaginent pas que des complications puissent survenir, et ne voient donc pas la nécessité de se rapprocher d’un établissement de santé ; 2) Au moment d’accéder à la prise en charge médicale, les femmes sont confrontées à des obstacles liés aux moyens de transport, à la sécurité et au manque de temps. Le nombre de véhicules automobiles disponibles est limité, et la plupart des femmes doivent faire appel à des motocyclettes, lesquelles peuvent être considérées (à raison) comme dangereuses durant la grossesse en raison de l’état cahoteux des routes et des risques associés de fausse couche ; 3) Au moment de bénéficier de la prise en charge, les femmes sont confrontées, entre autres, à la « menace du stéréotype », du fait qu’elles ont le sentiment qu’elles pourraient être jugées négativement par les médecins pour leur pauvreté et leur méconnaissance de la médecine. Ce rapport est organisé de la manière suivante : la section deux présente l’historique et le contexte du diagnostic réalisé, tandis que la section trois décrit la méthode utilisée ; des informations cruciales sont présentées à la section quatre ; la section cinq propose des solutions clés visant à rendre les accouchements plus sûrs ; et enfin, la section six clôture le rapport par une brève description d’une intervention potentielle. 2. Historique et contexte En Haïti prévalent des obstacles structurels aux soins de maternité comme un accès limité à ces derniers et leur coût élevé. Les établissements de santé ne sont pas en nombre suffisant, le personnel de santé et les ressources médicales font défaut alors que le coût des services de santé est trop élevé au regard de la situation socioéconomique de la population. Il faut couvrir de longues distances et payer cher pour se rendre dans un centre de santé, sur des routes en mauvais état et dans des conditions d’accès limité aux moyens de transport 2 . De plus, les 2Le transport coûte environ 8 dollars, un simple accouchement moins de 20 dollars et une césarienne environ 100 dollars, tandis que 59 % de la population vit avec moins de 2,5 dollars par jour. 5 hôpitaux reçoivent peu d’appuis financiers de l’État haïtien, moins de 5 % du budget public étant consacré à la santé (World Bank 2017), ce qui donne lieu à des services de piètre qualité. Les services centraux et départementaux du ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) supervisent tous les 1 048 établissements de santé qui desservent une population de 10,7 millions d’habitants — carte 1 (MSPP 2014). Le système de santé est réparti en trois niveaux selon les services fournis (MSPP 2015) : 1. Le niveau primaire qui comprend les centres de santé communautaires (CSC) ou dispensaires, les centres de santé (CS) avec ou sans lits et les hôpitaux communautaires de référence (HCR) ; 2. Le niveau secondaire se compose d’hôpitaux départementaux (HD) ; et 3. Le niveau tertiaire comprend des hôpitaux universitaires (HU) et des hôpitaux spécialisés. À tous les niveaux, les établissements de santé peuvent être classés en établissements de soins obstétricaux et néonatals d’urgence de base (SONU-B) lorsqu’ils sont équipés pour prendre en charge des accouchements à risque modéré, ou en établissements de soins obstétricaux et néonatals d’urgence et complets (SONU-C) lorsqu’ils peuvent s’occuper d’accouchements à haut risque. En 2017, Haïti comptait au total 59 établissements de santé classés SONU-B et 41 SONU- C (carte 1). Les établissements de santé peuvent avoir un statut public, privé (à but lucratif ou non) ou mixte. Carte 1. Distribution des établissements de santé en Haïti Source : (DSF 2017). Carte SONU. Fournie par l’équipe Santé de la Banque mondiale. Les femmes sont encouragées à faire leurs consultations prénatales au niveau primaire, tandis que celles qui présentent des complications sont orientées vers un niveau supérieur. Les consultations normales de prise en charge et de suivi de la grossesse sont généralement effectuées dans les centres de santé communautaires, lesquels sont administrés par des infirmières et des aides-soignantes qui fournissent des soins de base à la population. En cas de complications, les femmes sont orientées vers les centres de santé où se trouvent des sages-femmes et des médecins généralistes qui sont mieux équipés pour évaluer et gérer les grossesses à haut risque et pratiquer des accouchements difficiles. Les patientes présentant les 6 cas les plus sérieux sont aiguillées vers des hôpitaux communautaires de référence ou des établissements de plus haut rang, où on peut trouver des médecins de famille, des anesthésistes et des spécialistes. Tableau 1. Distribution des activités de santé maternelle, par type d’institution Niveau Activités 1 2 3 CSC CS HCR HD HU Consultations prénatales ▪ Consultations et suivi d’une grossesse normale √ √ √ √ √ ▪ Évaluation et prise en charge de grossesses à risque √ √ √ √ Assistance à l’accouchement3 ▪ Accouchement vaginal à faible risque √ √ √ √ ▪ Accouchement vaginal à complications et/ou risques √ √ √ √ modérés (SONU-B) ▪ Accouchement à complications et/ou risques sérieux √ √ √ (SONU-C) Consultations postnatales ▪ Suivi d’accouchements normaux √ √ √ √ √ ▪ Suivi d’accouchements difficiles √ √ √ √ ▪ Prise en charge des avortements √ √ √ √ √ Source : Calculs de l’équipe, à partir du Manuel du paquet essentiel de services (2015). Initiatives récentes La majeure partie des actions menées jusqu’à présent par le gouvernement haïtien et ses partenaires vise essentiellement à s’attaquer à des obstacles structurels tels que le coût financier et l’accessibilité des soins de santé. Dans la série de données EMMUS 20064, plus de 78 % des femmes déclarent n’avoir pas pu rechercher une prise en charge dans un établissement de santé à cause des frais à payer, et plus de 42 % considèrent la distance jusqu’à un centre de santé comme un obstacle (Cayemittes, et al. 2007). Donnant suite à ces données, en 2008, des bailleurs de fonds comme le Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) et l’Agence canadienne de développement international (ACDI) ont mis au point le programme de Soins obstétricaux gratuits qui consistait à offrir gratuitement des services de santé maternelle à des femmes à faible revenu dans une sélection de centres de santé. Ce programme a pris fin en 2013 pour cause de réductions de financement, alors que les besoins restaient élevés : selon les rapports issus de la série de données EMMUS 2012, 76 et 43 % de femmes déclarent respectivement que les frais à payer et la distance jusqu’aux centres de santé sont les principaux obstacles au recours à une prise en charge médicale (DSF 2017). De plus, le FNUAP et des Organisations Non Gouvernementales (ONG) comme Midwives for Haiti (MFH) se sont employés à trouver des solutions au problème de l’accessibilité des soins de santé maternelle en faisant venir des cliniques prénatales mobiles dans des localités reculées et enclavées. Cependant, ces efforts se sont révélés insuffisants, car au bout du compte, ils ont davantage été déployés sous une forme pilote et non à grande échelle. D’autres programmes sont axés sur l’offre et proposent des formations de sages-femmes et une assistance technique aux hôpitaux. Il existe un seul établissement de formation de 3 Y compris les soins prodigués immédiatement au nouveau-né et à la mère. 4 EMMUS – Enquête Mortalité, morbidité et utilisation des services 7 sages-femmes en Haïti, l’Institut national supérieur de formation de sages-femmes (INSFSF), qui est situé à Port-au-Prince. De plus, il n’y avait que 211 sages-femmes sur toute l’étendue du territoire haïtien en 2013. Le corps des sages-femmes en Haïti ne peut prendre en charge que 10 % de la population5. Pour résoudre ce problème, depuis 2006, l’ONG MFH offre une formation de 14 mois (non certifiée par le gouvernement haïtien) aux infirmières et aides-soignantes pour accroître le nombre de sages-femmes qualifiées. D’autres ONG comme la Fondation pour l’avancement des sages-femmes haïtiennes (FAHMINC) s’emploient essentiellement à promouvoir la formation continue de sages-femmes agréées une fois qu’elles ont reçu leur diplôme. Le programme d’aide à la survie des mères et des enfants (Maternal Child Survival Program) de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) offre une assistance technique aux hôpitaux dans l’espoir d’améliorer la qualité des services qui y sont fournis et d’inciter les femmes à y faire recours. Cependant, les effectifs actuels restent insuffisants pour satisfaire la demande, et la qualité des soins laisse toujours à désirer. Par le passé, le gouvernement haïtien avait formalisé et certifié le statut des matrones dans le but de réduire les taux de mortalité maternelle. Les matrones suivaient alors une formation de neuf mois à peine, ce qui s’était révélé insuffisant pour les doter des compétences cognitives nécessaires à la prise en charge de cas difficiles. Contrairement à la réalité, elles se sont senties habilitées et sont devenues présomptueuses, s’attachant à gérer des cas difficiles au lieu de les orienter vers des établissements de santé, avec pour conséquence une augmentation des taux de mortalité maternelle. D’autres organisations comme Médecins du monde (MDM) ont pris la décision de leur verser 750 à 1 000 gourdes haïtiennes (1 dollar = 65 gourdes)6 pour chaque femme enceinte qu’elles amenaient à l’hôpital. À notre connaissance, depuis 2017, les matrones ne sont plus rémunérées pour cela, ni financièrement ni en nature. Il n’existe pas d’évaluations rigoureuses de ces approches. La rareté des données et l’absence d’un processus de suivi-évaluation robuste caractérisent la plupart des programmes et projets mis en œuvre en Haïti. Les séries de données EMMUS pour 2006, 2012 et 2017 sont les sources d’information les plus fiables : elles révèlent que les naissances en milieu hospitalier sont passées de 25 % en 2006 à 36 % en 2012, puis à 39 % en 2017 (IHE and ICF 2018). Si une partie de cette évolution peut être attribuable aux programmes susmentionnés, ces séries de données représentatives de la situation nationale ne sont pas établies à des fins de suivi et évaluation. En fait, les effets de ces programmes ne sont pas bien mesurés et on ne peut pas établir le lien entre les évolutions observées et les programmes mis en œuvre. 3. Méthodologie et description des données Les éléments à l’appui de ce diagnostic sont basés sur un travail de recherche qualitative consistant en une étude documentaire, des entretiens avec des informateurs clés et la collecte de données qualitatives sur le terrain. Le diagnostic a démarré par l’examen d’un grand nombre de documents et rapports disponibles pour définir le problème dans le contexte haïtien. Pour mieux comprendre la complexité des questions entourant les accouchements en Haïti, l’équipe a interrogé des informateurs clés tels que des professionnels de la santé, des homologues au MSPP et dans d’autres ministères, des partenaires 5 L’OMS estime qu’il faut au moins 2 200 sages-femmes pour réduire la mortalité maternelle. Information extraite de/news/midwives-offer-care-dignity-and-lifeline-Haiti’s-mothers le 27 juin 2018. 6 Taux de change en vigueur en mai 2018. 8 internationaux travaillant dans le domaine de la santé en Haïti (FNUAP, USAID, Croix rouge) et des ONG. Tous ces entretiens ont été réalisés à Port-au-Prince et dans son voisinage immédiat. Une étude qualitative a été menée sur le terrain par la suite pour toucher du doigt les expériences, les choix, les perceptions et les attitudes des individus par rapport aux accouchements en Haïti. Ce travail de terrain devait permettre de comprendre comment les femmes enceintes prennent leurs décisions en étudiant les comportements à l’égard des soins prénatals et postnatals, les attitudes et les opinions concernant les accouchements en milieu hospitalier, les perceptions, les structures sociales et les relations, entre autres facteurs déterminants. Les instruments retenus pour cette étude étaient des échanges en groupes thématiques et des entretiens semi-directifs avec un éventail d’acteurs choisis à dessein : femmes enceintes, matrones, personnel de santé, membres de famille, agents de santé communautaires et responsables locaux (CASEC et ASEC) 7. Tous les entretiens et tous les échanges ont été enregistrés, transcrits et traduits du créole au français. Les données ont été encodées à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives Nvivo. Les personnes à interroger et les sites de l’étude ont été sélectionnés délibérément dans le but d’obtenir les réponses les plus judicieuses à nos questions. Selon une pratique courante en recherche qualitative (Tracy 2010), la sélection des sites a été faite en deux étapes. La première étape a consisté à sélectionner le département à plus forte densité d’hôpitaux offrant des soins obstétricaux par femme, et un taux élevé de naissances en milieu hospitalier et d’accouchements assistés par un professionnel qualifié (DSF 2017, IHE and ICF 2018). La seconde étape visait à évaluer la disponibilité d’un SONU-B ou d’un SONU-C et à identifier les sections communales ayant un pourcentage faible (élevé) de naissances dans un établissement de santé. Les personnes interrogées8 ont été retenues sur la base de leur rôle dans le processus de prise de décision des femmes enceintes. À cet égard, six groupes ont été identifiés : femmes enceintes, matrones, professionnels de santé et agents de santé communautaires ainsi que responsables locaux — CASEC et ASEC (voir l’encadré 1). Encadré 1. Profil des personnes interrogées • Femmes enceintes. Jeunes adultes (28 ans en moyenne) ayant deux à quatre enfants chacune. Elles disposent de moyens financiers limités, mais parviennent à se procurer de l’argent pour le transport, les frais d’hôpital ou le paiement des matrones, souvent auprès de la famille ou de voisins. Quelques-unes font du petit commerce, mais la majorité est sans emploi. • Matrones. Hommes et femmes de tous âges, illettrés pour la plupart et bien établis dans la communauté. La majorité des matrones démarrent cette activité très tôt dans leur vie, soit en apprenant des aînés, soit à la suite d’une révélation reçue en rêve ou dans une vision. La plupart sont des croyantes ; elles croient que c’est Dieu qui décide si une femme enceinte doit se rendre à l’hôpital, et que ce sont des signes divins qui les aident à voir cela. La plupart des matrones sont engagées dans l’agriculture ou le petit commerce ; peu d’entre elles n’exercent aucune autre activité. • Personnel de santé de maternités. Gynécologues, pédiatres, sages-femmes et infirmières. Les médecins exercent généralement dans une diversité de centres de santé (publics et privés) en même temps. Les infirmières supervisent les consultations prénatales 7CASEC : Conseil d’administration de la section communale et ASEC : Assemblée de la section communale. 8Personnes appliquant des stratégies ou affichant des comportements inhabituels, mais qui leur permettent de trouver de meilleures solutions à un problème que leurs pairs, bien qu’étant confrontés à des défis semblables et n’ayant pas de ressources supplémentaires par rapport à ces pairs (traduit de l’anglais, Wikipédia 2018). 9 et les accouchements tandis que les gynécologues et les pédiatres se chargent des cas compliqués. Tous jouent le rôle de conseillers en ce sens qu’ils donnent aux femmes des conseils sur les complications qui pourraient se développer et les comportements sains à adopter ; ils encouragent aussi les femmes enceintes à effectuer toutes les consultations prénatales et à accoucher dans un établissement de santé. • Membres de famille. Époux, mères et belles-mères de tous âges. Les époux conseillent généralement aux femmes enceintes de se rendre dans des centres de santé pour des consultations prénatales et parfois même les y accompagnent et achètent les médicaments et les produits exigés. Ils ont le plus souvent une forte préférence (et souvent la capacité de faire en sorte qu’elle soit respectée) pour les accouchements dans les centres de santé. Après l’accouchement, ce sont les mères et les belles-mères qui prennent soin des jeunes mamans. • Agents de santé communautaires. Hommes et femmes ayant reçu une formation structurée pour accomplir leurs tâches (reconnus officiellement par le MSPP). Bien établis dans leur communauté, les agents de santé communautaires travaillent dans une ou plusieurs sections communales et relèvent d’un centre de santé. Ils semblent arborer différentes casquettes ; certains sont des agents de terrain et d’autres exercent même comme des matrones, au besoin. Ils prétendent ne pas percevoir un salaire mensuel, mais recevoir plutôt des paiements pour des activités spécifiques9. Ils dirigent des campagnes de sensibilisation et de vaccination, produisent des rapports mensuels destinés au centre de santé, animent des sessions d’éducation et jouent le rôle de recruteurs et de formateurs de matrones. • CASEC (responsable local) et ASEC (responsable infracommunal). Autorités administratives de la section communale. Élues par les membres de la communauté, elles sont responsables d’une section communale et jouent un rôle clé dans la mobilisation de la population. En dehors de cette fonction administrative, elles accomplissent d’autres tâches telles que pasteurs, électriciens ou plombiers. Selon les critères de sélection retenus, c’est le département de Nippes (sud-ouest de Port- au-Prince) qui a été privilégié. Dans ce département, les études de terrain ont été réalisées à 2e Fonds-des-Nègres (Fonds-des-Nègres, 12 000 habitants), qui affiche le plus faible taux de naissances en milieu hospitalier, et à 1re Chalon (Miragoâne, 34 000 habitants) (Institut Haitien de Statistiques et d'Informatique 2015), où le taux de naissances en milieu hospitalier est le plus élevé. Vingt entretiens semi-directifs et neuf séances de discussions en groupes thématiques ont été organisés avec un échantillon de participants réunis au préalable dans un espace public dans chaque section communale. Des observations pratiques ont été faites dans deux établissements de santé : l’hôpital Ste-Thérèse, un hôpital public communautaire de référence (HCR) en 1re Chalon (Miragoâne), et le centre de santé privé Bethel de L’Armée du Salut (CS) à 2e Fonds- des-Nègres (Fonds-des-Nègres) (carte 2). 9 Campagne de vaccination : 250 à 350 gourdes par jour (1 dollar = 65 gourdes). 10 Carte 2. Hôpital Ste-Thérèse, Bethel de L’Armée du Salut et St-Boniface Source : Banque mondiale L’analyse de données qualitatives permet de se faire une idée détaillée des expériences, attitudes et perceptions. Alors que les thématiques et questions de recherche sont définies de façon à orienter les entretiens, les données qualitatives recueillies permettent aux chercheurs de faire ressortir des problématiques inattendues durant l’analyse (Fusch and Ness 2015, Tracy 2010). Cependant, alors que l’analyse des données qualitatives ne vise généralement pas le volume, mais plutôt la profondeur et le détail des informations, une règle de saturation des données a été suivie pour cette étude. Cette règle consiste à déterminer que les données ont été entièrement couvertes lorsqu’aucune nouvelle thématique n’a pu être mise à jour (Fusch and Ness 2015). Comme il est de coutume dans la recherche qualitative, notre étude présente certaines limites. Les premiers échanges en groupes thématiques ont été trop courus, de sorte qu’ils ont été difficiles à gérer. Également, l’échantillon n’est pas et ne prétend pas être représentatif de l’ensemble de la population. En effet, l’objectif n’est pas d’éprouver les liens de causalité ou de généraliser les constatations, mais plutôt de recueillir les points de vue et les expériences des populations et la manière dont ils sont présentés. 4. Constatations Interactions et relations Les femmes enceintes prennent leurs décisions en matière d’accouchement non seulement en fonction de leurs croyances personnelles, mais aussi de convictions sociales empiriques. Les femmes décident d’effectuer un suivi prénatal et postnatal en fonction de leurs relations et interactions avec les matrones et les agents de santé. Leurs décisions sont aussi influencées par les relations et interactions entre leurs familles et communautés et ces acteurs. Enfin, les femmes sont influencées dans leurs choix par la connaissance de la relation qui existe entre les matrones et les agents de santé (figure 1). 11 Figure 1. Interactions et relations entre les principaux acteurs qui interviennent dans le processus décisionnel des femmes enceintes Matrones Femmes Agents de Vont au-delà du devoir enceintes santé de (et famille) maternités Méfiance/se sentent souvent maltraitées La confiance existe entre les matrones et les femmes enceintes… Les matrones sont établies de longue date dans la communauté, jouissent du respect de ses membres et sont connues de tous. La relation entre la femme enceinte et la matrone commence même avant la grossesse. La matrone est la première personne appelée dès qu’une femme observe les premiers signes d’une grossesse. À partir de cet instant, elle va la rencontrer régulièrement pour de brèves consultations afin de savoir comment elle se porte. Il ne semble pas y avoir de discrimination entre les hommes et les femmes exerçant le métier de matrone, bien que certaines femmes aient indiqué préférer se faire suivre par des femmes, tout en acceptant de rencontrer des hommes lorsqu’elles n’ont pas d’autre choix. Lorsqu’elle a mal, si elle tombe ou une fois qu’elle est en travail, la femme enceinte va le plus souvent solliciter en premier les conseils d’une matrone, et suivre sa recommandation de rester chez elle ou d’aller à l’hôpital. … alors que prévaut la méfiance à l’égard du personnel médical. Alors que certaines femmes enceintes se sentent à l’aise dans les centres de santé et décrivent leur prise en charge comm e étant satisfaisante, d’autres font état de mauvais traitements et d’un sentiment de méfiance. Cela s’explique en partie par le manque de chaleur perçu chez le personnel médical. « Certaines infirmières ont l’humeur mauvaise, particulièrement lorsque les soins sont gratuits. Elles disent que c’est à cause de la gratuité des soins que nous sommes toujours enceintes » (groupe thématique, femmes enceintes, Fonds-des-Nègres). Les femmes ont souvent le sentiment que les médecins retiennent par-devers eux les frais hospitaliers qu’elles paient. Lorsqu’un décès survient dans un hôpital, la famille va en blâmer le corps médical. 12 Les matrones comme les agents de santé des maternités prétendent aller au-delà de ce qu’elles sont censées faire. Les matrones prétendent qu’elles font plus qu’assister les femmes durant la grossesse et l’accouchement. Lorsqu’elles orientent une femme vers un hôpital et que sa famille refuse d’y aller ou n’a pas les moyens de transport pour ce faire, elles prétendent qu’elles s’emploient à la convaincre et parfois, lui apportent même une contribution financière. Lorsque la femme revient de l’hôpital et sa mère ou sa belle-mère est absente, la matrone va l’aider à laver ses vêtements, nettoyer sa maison, faire la cuisine et veiller sur ses autres enfants. Les médecins aussi répondent se soucier de la santé et la sécurité de leurs patientes. Lorsqu’une femme enceinte doit être transférée vers un autre hôpital, mais la famille n’a pas les moyen s de payer pour cela, les médecins déclarent qu’il leur arrive parfois de régler cette dépense de leur propre poche. Alors que certaines femmes enceintes indiquent que les médecins n’interviennent pas sans contrepartie financière, le personnel médical assure que lorsqu’une patiente n’a pas d’argent pour couvrir les frais d’hôpital, l’administration accepte le montant dont elle dispose et la libère10. Bien que cela semble rare, le cas échéant, en signe de remerciement, la femme enceinte va choisir le parrain ou la marraine du bébé parmi le personnel médical. Respect mutuel et connaissance des limites et des aptitudes professionnelles des uns et des autres. D’un côté, les matrones savent où s’arrêtent leurs connaissances médicales, craignent que les femmes ne décèdent entre leurs mains, et comprennent que le personnel médical est mieux outillé pour sauver des vies, particulièrement en cas de complications. Parfois, elles préfèrent même que leurs propres filles accouchent dans un hôpital plutôt qu’entre les mains d’une matrone. Cela dit, les matrones ont le sentiment que les infirmières ne sont pas aussi patientes avec les femmes enceintes qu’elles-mêmes le seraient, et sont convaincues que la patience peut parfois sauver des vies. D’un autre côté, le personnel médical (infirmières et médecins) a du respect pour les matrones. Il sait qu’on a besoin de matrones en Haïti, et que ce sont elles qui aiguillent les cas difficiles vers les hôpitaux. Les matrones ont le sentiment d’en faire beaucoup sans rien obtenir en retour. Dans une région où les frais de transport sont élevés et les hôpitaux en nombre limité, ceux qui existent étant souvent éloignés des communautés et en sous-effectifs, les matrones sont conscientes de leur valeur : « Nous rendons un grand service à la communauté » (groupe thématique, matrones, Miragoâne). Elles doivent orienter les femmes enceintes vers des hôpitaux ; parfois elles paient leurs frais de transport tout en prétendant ne rien recevoir en retour. Les matrones ont le sentiment d’être sous-évaluées et maltraitées par le personnel médical. En dépit de ce manque de reconnaissance perçu, elles continuent d’envoyer les femmes à l’hôpital parce qu’elles ont intérêt à sauver des vies, et elles sont fières et heureuses d’amener un cas difficile à l’hôpital. Un appui ferme de la communauté prédomine. En plus des médecins et des matrones, les agents de santé communautaires fournissent aussi une aide supérieure à ce qui est attendu d’eux. Non seulement ils accompagnent parfois les femmes enceintes à l’hôpital, mais ils paient également leurs frais de transport lorsqu’elles n’en ont pas les moyens. Les voisins et les membres de la famille contribuent aussi aux frais de transport et d’hôpital en cas de besoin (mais sont remboursés). 10Extrait de données anecdotiques recueillies lors de nos descentes sur le terrain. Cependant, nous reconnaissons que cela n’est pas la norme dans d’autres hôpitaux, surtout pr ivés en ville, où les femmes enceintes doivent payer avant d’être prises en charge. 13 Obstacles à des accouchements sans risques La recherche médicale a démontré que la plupart des décès maternels liés à la grossesse et l’accouchement peuvent être évités. S’agissant des complications de la grossesse et de l’accouchement qui conduisent généralement au décès de la femme, la plupart des complications peuvent être décelées et traitées lorsque la femme enceinte effectue les quatre consultations prénatales recommandées, est prise en charge par un personnel qualifié pendant l’accouchement, et reçoit des soins postnatals par la suite. Les mesures à prendre pour rendre les accouchements plus sûrs semblent bien connues de la population, mais ne sont pas mises en pratique en raison d’un certain nombre d’obstacles qui empêchent les femmes de rechercher une prise en charge médicale, d’y accéder et d’en bénéficier. L’étude de terrain révèle que les femmes enceintes, leurs familles et les matrones sont conscientes de l’importance de la surveillance prénatale, même si cette connaissance ne se traduit souvent pas en des actions concrètes. Les entretiens avec les multiples intervenants ont permis de recueillir d’importantes informations qui nous aident à comprendre les obstacles qui entravent le processus décisionnel des femmes enceintes. Un cadre largement utilisé et connu sous le nom de « modèle des trois retards » (three-delay model) regroupe ces obstacles en trois moments distincts : i) rechercher une prise en charge médicale, ii) accéder à la prise en charge (y compris le transport vers un centre de santé), et iii) bénéficier d’une prise en charge adéquate et appropriée (Thadeuss and Maine 1994). Obstacle 1. Les femmes enceintes ne RECHERCHENT pas une prise en charge prénatale11 L’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le ministère de la Santé publique (MSPP) de Haïti recommandent aux femmes enceintes de faire leur première consultation au premier trimestre de la grossesse, et d’effectuer au total au moins quatre visites prénatales. Toutefois, ce ne sont pas toutes les femmes enceintes qui se rendent aux consultations prénatales, et à peine 67 % (MSPP, 2017) effectuent les quatre visites recommandées durant leur grossesse. La première étape à franchir à ce stade consiste à reconnaître l’importance des visites prénatales et décider d’y aller. Certaines barrières qui empêchent de rechercher une prise en charge médicale sont : ▪ Barrière 1. Propension à l’optimisme. Quand il s’agit de prédire ce qui va leur arriver demain, la semaine prochaine ou dans cinquante ans, la plupart des humains surestiment la probabilité que surviennent des évènements positifs, et sous-estiment le risque de phénomènes négatifs (Sharot 2011). De la même manière, les femmes enceintes d’Haïti sous-estiment la probabilité d’avoir une grossesse à risque, et ne s’attendent pas à un dénouement malheureux. Par exemple, si elles n’éprouvent pas de douleurs et leur grossesse semble se dérouler normalement, elles vont passer outre les consultations prénatales : « Lorsqu’elles se rendent compte que tout va bien, elles décident de ne pas venir » (groupe thématique, personnel de santé, Fonds-des-Nègres). De plus, les matrones et les agents de santé communautaires se rendent régulièrement chez les femmes enceintes, ce qui peut susciter un faux sentiment de sécurité. ▪ Barrière 2. Aversion pour l’incertitude. Les individus ont tendance à préférer ce qui est connu à l’inconnu, y compris les risques connus par rapport à ceux qui ne le sont pas. En 11Nous avons appris que contrairement aux consultations prénatales, le suivi après l’accouchement n’est pas la norme en Haïti. Bien que la plupart des obstacles s ’appliquent aux visites à la fois prénatales et postnatales, il faudrait approfondir la recherche pour mieux comprendre les obstacles aux consultations postnatales. 14 Haïti, en plus des frais de consultation (s’il y a lieu), les femmes enceintes doivent payer les examens de laboratoire et les médicaments prescrits, de sorte que le coût final d’une visite prénatale est généralement incertain, ce qui interfère avec leur décision de rechercher une prise en charge médicale. Les données recueillies nous révèlent que les femmes préfèrent aller à l’hôpital lorsque leur grossesse est visible (trois mois ou plus) pour éviter de payer pour un test de grossesse. Obstacle 2. Les femmes enceintes n’ont pas ACCÈS à la prise en charge prénatale Même lorsqu’elles parviennent à surmonter leur propension à l’optimisme et leur aversion pour l’incertitude, les femmes enceintes doivent faire face à des barrières structurelles en lien avec les moyens de transport, qui limitent leur capacité ou leur disposition à accéder aux soins. ▪ Barrière 3. Transport, sécurité et contraintes de temps. Les centres de santé sont généralement éloignés de la population et il n’est pas facile de trouver un véhicule pour s’y rendre. Le nombre de véhicules automobiles disponibles est limité et la plupart des femmes doivent s’en remettre à des motocyclettes, lesquelles peuvent accroître le risque de fausses couches. Il faut en moyenne une heure et demie pour relier certaines communautés de 1re Chalon à l’hôpital Ste-Thérèse, et Bethel de L’Armée du Salut est encore plus éloigné (à 2 heures de route). Les frais de transport sont aussi un obstacle pour beaucoup de participants. En fonction du lieu de résidence, les frais d’un aller simple varient entre 100 et 500 gourdes. Si les femmes à Chalon savent qu’à l’hôpital St-Boniface (Fonds-des-Blancs), les consultations et les examens sont gratuits, les coûts de transport les empêchent de s’y rendre (carte 2). Divers acteurs ont émis le vœu d’avoir un centre de santé dans leur communauté pour éviter les coûts de transport. Obstacle 3. Les femmes enceintes ne BÉNÉFICIENT pas d’une prise en charge prénatale Lorsqu’elles parviennent à se rendre à un centre de santé pour une consultation prénatale, les femmes enceintes rencontrent d’autres barrières liées au traitement qu’elles y reçoivent. ▪ Barrière 4. Menace du stéréotype. La menace du stéréotype fait référence aux situations dans lesquelles les individus ont l’impression qu’ils peuvent être jugés négativement à cause d’un stéréotype. Il a été démontré que souvent, ce type de menace entrave la performance, suscite l’anxiété et entame les efforts (Schmader, Johns and Forbes 2008). Les données recueillies montrent que les femmes enceintes craignent d’être jugées négativement par les infirmières, qui leur posent de nombreuses questions au moment de l’enregistrement, notamment sur certaines de leurs habitudes sexuelles : « On nous pose beaucoup de questions. Par exemple, sommes-nous mariées ? Vivons-nous avec notre époux ? Que faisons-nous comme travail ? Vivons-nous seulement avec notre époux ? Connaissons-nous d’autres garçons en dehors de notre ménage ? On nous demande avec combien d’hommes nous entretenons des relations » (groupe thématique, femmes enceintes, Miragoâne). La plupart des femmes enceintes étant jeunes, il est possible qu’elles ne saisissent pas l’objet de ces questions et qu’elles les perçoivent comme des jugements. 15 Obstacle 4. Les femmes enceintes ne RECHERCHENT pas un accouchement hospitalier Même si la plupart des femmes reconnaissent qu’il est plus sûr d’accoucher dans un établissement de santé, la majorité (plus de 60 %) accouche à domicile avec l’aide d’une matrone. Comme indiqué précédemment, la première étape à franchir pour accoucher dans un établissement de santé consiste à prendre la décision de le faire, et s’organiser en conséquence. Certaines barrières qui empêchent de rechercher un accouchement hospitalier sont : ▪ Barrière 5. Tendance au statu quo. Les êtres humains ont souvent inconsciemment des préférences qui sont fondées sur des choix, des croyances et des traditions antérieures, au lieu de se baser essentiellement sur des faits rationnels. Souvent, les femmes enceintes en Haïti préfèrent accoucher chez elles parce que leurs mères et d’autres membres de leur famille l’ont fait avant elles. À la question de savoir : où votre mère a-t-elle accouché ? On vous répondra aisément : « À la maison, certainement. À l’époque, il n’y avait pas de centre de santé à proximité ou de moyens de transport comme aujourd’hui. Les femmes accouchaient chez elles » (entretien, femme enceinte, Miragoâne). ▪ Barrière 6. Biais de disponibilité. Les gens émettent des jugements sur la probabilité que survienne un évènement en fonction de la facilité avec laquelle ils peuvent évoquer un exemple ou un cas similaire (Tversky and Kahneman 1974). En Haïti, des rumeurs circulent selon lesquelles beaucoup de femmes meurent dans les hôpitaux, ce qui permet d’établir facilement le lien entre l’accouchement en milieu hospitalier et la mort. En réalité, les matrones attendent souvent trop longtemps avant d’amener les cas les plus compliqués au centre de santé le plus proche, laissant ainsi peu de temps aux médecins pour sauver la vie de la patiente. ▪ Barrière 7. Aversion pour l’incertitude. Non seulement il est coûteux d’accoucher dans un établissement de santé, mais le coût final des prestations est hautement incertain. Les femmes doivent payer pour l’accouchement (environ 1 000 gourdes pour un accouchement normal et entre 7 000 et 12 000 gourdes pour une césarienne), pour le matériel et les médicaments utilisés, ce qui n’est jamais connu d’avance. Lorsqu’on est évacué vers un autre établissement de santé, les frais d’ambulance atteignent jusqu’à 1 500 gourdes. La rémunération des matrones varie également, mais l’accouchement normal d’un garçon coûte entre 500 et 1 500 gourdes, et celui d’une fille se chiffre entre 250 et 1 500 gourdes. De plus, les matrones facturent entre 250 et 500 gourdes le « bain de feuilles » traditionnel après l’accouchement. Elles appliquent un prix fixe et acceptent des paiements échelonnés (à crédit), tandis qu’il faut tout payer à l’hôpital. Encadré 2 : La propension à l’optimisme des matrones et leur méfiance à l’égard des établissements de santé interfèrent avec la décision des femmes d’accoucher en milieu hospitalier ou non. Conseillères auxquelles les femmes enceintes font pleinement confiance et qu’elles appellent au moment d’accoucher, les matrones sont aussi victimes d’une propension à l’optimisme : elles ont tendance à sous-estimer la probabilité d’un accouchement à risque. De ce fait, elles attendent le plus souvent jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour une intervention médicale efficace, et elles orientent rarement les femmes enceintes vers des centres de santé dans lesquels elles ne sont jamais allées ou n’ont pas établi de relations par le passé. 16 Obstacle 5. Les femmes enceintes n’ont pas ACCÈS à un accouchement hospitalier Même lorsque les femmes enceintes prévoient d’accoucher dans un centre de santé, elles finissent par le faire chez elles, car parvenir à un centre de santé pendant le travail constitue un défi. ▪ Barrière 8. Transport, sécurité et contraintes de temps. En plus des obstacles mentionnés dans la section précédente, compte tenu de l’état cahoteux des routes, il est effrayant et douloureux pour les femmes de se déplacer à motocyclette pendant qu’elles sont en travail. De l’avis d’un médecin, les femmes ne connaissent pas leur date d’accouchement, et pour certaines, le travail commence peu avant la délivrance. Souvent, le temps leur fait défaut, et elles finissent par accoucher à la maison ou en chemin : « Parfois, elles accouchent en chemin » (entretien, pédiatre, Fonds-des-Nègres). Une femme enceinte relate son expérience : « Il était déjà 16 heures, j’ai accouché en chemin. Je n’ai pas pu arriver à l’hôpital » (groupe thématique, Fonds-des-Nègres). Obstacle 6. Les femmes enceintes ne BÉNÉFICIENT pas d’un accouchement hospitalier Lorsqu’elles parviennent à se rendre dans un centre de santé pour accoucher, elles rencontrent d’autres barrières qui les dissuadent ou dissuadent d’autres femmes enceintes d’accoucher en milieu hospitalier. ▪ Barrière 9. Malaise face au modèle de prise en charge en milieu hospitalier. Le travail et l’accouchement peuvent être effrayants, particulièrement pour des primipares. Souvent, les femmes ont peur du modèle de prise en charge proposé dans les hôpitaux. En effet, contrairement à ce qui se passe dans ces derniers, à la maison, la femme enceinte peut accoucher dans la position qu’elle souhaite : « j’aimerais pour ma part accoucher à la maison parce qu’il se dit toujours qu’à l’hôpital, on utilise ce qu’on appelle des “ti bourik” (lits d’accouchement) » (groupe thématique, femmes enceintes, Miragoâne). De plus, certaines sont effrayées par le bruit des instruments médicaux ou les cris d’autres femmes en train d’accoucher. Elles craignent aussi les médicaments utilisés, tels que l’ocytocine12 : « Nous pensons que l’ocytocine peut rendre fou, car on a vu une femme se battre les fesses après en avoir pris » (groupe thématique, femmes enceintes, Miragoâne). Le plus souvent, elles n’apprécient pas l’idée de se retrouver seules au moment d’accoucher : « j’avais peur d’accoucher à l’hôpital à cause de rumeurs selon lesquelles on se retrouve seule dans une pièce pour accoucher, alors qu’à la maison, on est entourée de la famille » (entretien, femmes enceintes, Miragoâne). ▪ Barrière 10. Méfiance à l’égard du personnel médical. La confiance à l’égard des étrangers est la clé pour passer de l’intention à l’acte, et la méfiance inhibe de nombreux comportements souhaités. Des rumeurs concernant la négligence du personnel médical circulent au sein de la communauté : « Lorsque je suis arrivée (à l’hôpital), toutes les infirmières dormaient. Peu après, une infirmière est venue nous dire que nous pourrions l’appeler une fois que nous aurons vu la tête du bébé. Au bout du compte, j’ai poussé le bébé toute seule » (groupe thématique, femmes enceintes, Fonds-des-Nègres). Une autre participante relate : « J’ai été moi-même témoin oculaire d’une situation où après avoir opéré une dame, ils sont partis avec 12Médicament servant à déclencher les contractions de l’utérus pour enclencher ou accélérer le trava il ou pour arrêter les saignements après l’accouchement (traduit de l’anglais, Wikipédia 2018). 17 son bébé parce que celui-ci avait des difficultés. La mère restée seule sans assistance a pris froid et est morte trois jours plus tard » (groupe thématique, membres de famille, Miragoâne). Même si les infirmières font des internats dans les hôpitaux, les membres de la famille et les femmes enceintes pensent souvent que les matrones peuvent faire mieux qu’elles. ▪ Barrière 11. Mauvais traitement. Pendant que certaines femmes enceintes ont des expériences positives avec le personnel médical, d’autres sont victimes de mauvais traitements et ont le sentiment qu’il ne se soucie pas véritablement d’elles. Citons certaines participantes : « Le personnel de l’hôpital ne se soucie pas de nous... Au moment de l’accouchement, ils disent d’un ton moqueur : madame, ouvrez vos jambes ! Parfois, ils nous frappent aux fesses et cela fait mal » ou « … Hé, madame ! Vous faites trop de bruit » (groupe thématique, femmes enceintes, Fonds-des-Nègres). Les femmes enceintes ont indiqué qu’elles souhaiteraient une bonne prise en charge, qu’elles apprécient la propreté, et qu’elles aimeraient recevoir de la nourriture, ce qui n’est généralement pas fourni par l’hôpital. Encadré 3. Le fait pour les matrones de ne pas recevoir d’incitations et d’avoir le sentiment d’être méjugées empêche également les femmes de bénéficier de soins en institution. Manque d’incitations. Lorsque les matrones orientent les femmes vers les hôpitaux, elles ne sont plus rémunérées. D’un point de vue économique, les coûts surpassent les avantages de l’orientation. Qu’à cela ne tienne, il est dans leur intérêt de sauver des vies. Les matrones craignent qu’une femme ne décède, non parce que la famille va le leur reprocher — « C’est Dieu qui décide du sort de chacun » —, mais parce que la communauté va rejeter la faute sur elles, étant donné qu’elles ne sont plus supposées pratiquer des accouchements à domicile. Les matrones prétendent ne pas être motivées par la rémunération financière, mais plutôt par Dieu et le désir de sauver des âmes. Comme le dit une matrone : « Moi-même, quand j’effectue un accouchement, je le fais pour aider les membres de ma communauté. Ce n’est pas l’argent qui me motive » (groupe thématique, matrones, Fonds-des-Nègres). Et une autre de dire : « Lorsque vous faites un travail, ce n’est pas seulement le bénéficiaire qui peut vous récompenser, Dieu peut également vous récompenser. Bon nombre des enfants qui me saluent dans la rue aujourd’hui, je les ai fait naître sans percevoir aucune rémunération en retour (entretien, matrone, Fonds-des-Nègres). Cependant, et bien qu’elles ne le reconnaissent pas, même de petites récompenses semblent motiver les matrones, comme le paiement de frais de transport, des trousses d’accouchement, et la reconnaissance. Mauvais traitement. Les matrones ont le sentiment d’être sous-évaluées et maltraitées par le personnel médical. Si, dans certains cas, les infirmières les traitent bien, dans d’autres, elles les regardent de haut et leur demandent d’attendre dehors. Comme le dit une matrone : « Parfois, certaines infirmières sont très hostiles. Dès que vous arrivez avec la patiente, on la reçoit et on vous chasse. Quand la femme a des complications, certaines infirmières acceptent mon aide. Mais souvent, elles vous chassent sans vous demander quoi que ce soit sur la femme que vous avez amenée » (groupe thématique, matrones, Miragoâne). 5. Douze solutions uniques pour rendre les accouchements plus sûrs Dans un environnement comme Haïti où existent d’importants obstacles structurels, une simple campagne de sensibilisation sur l’importance des consultations prénatales et la nécessité d’orienter les femmes enceintes à risque vers des établissements de santé ne 18 suffira pas à changer les comportements ; les gens semblent comprendre le problème et savoir ce qu’il faut faire pour rendre les accouchements plus sûrs. Les informations clés suivantes fournies par les femmes enceintes, les matrones et les professionnels de la santé pourraient être prises en compte au moment de concevoir une intervention. Consultations prénatales Comportement Barrière Acteur visé Idées d’intervention Outil comportemental Rechercher Propension à Femmes enceintes, 1. Fournir du Messages de une prise en l’optimisme matrones matériel pouvant persuasion, charge servir aux dispositifs médicale consultations d’engagement prénatales, et aider les femmes enceintes à se faire concrètement à l’idée d’effectuer l’ensemble des consultations recommandées. Aversion Femmes enceintes, 2. Faire connaître le Partage de pour agents/établissements nécessaire et les l’information, l’incertitude de santé prix des simplification de consultations à l’information l’avance Accéder à la Transport, Femmes enceintes 3. Faire venir des Réduction des prise en sécurité et cliniques mobiles coûts liés aux charge contraintes dans chaque tracas médicale de temps section (transport) communale une fois par mois Bénéficier Menace du Agents de santé, 4. Former le Formation sur la d’une prise en stéréotype femmes enceintes personnel médical prise en charge charge et administratif des patients et médicale aux techniques les préjugés pour mettre une inconscients femme enceinte à l’aise/l’accueillir Partage de avec chaleur13 l’information 5. Information sur ce qu’il faut attendre d’une consultation 13 Préjugés inconscients. Les agents de santé ne semblent pas conscients du fait que les femmes enceintes et les matrones se sentent souvent maltraitées dans les centres de santé. Diverses matrones ont dit avoir l’impression de ne pas être les bienvenues dans les établissements de santé lorsqu’elles y amènent des femmes enceintes , et certaines femmes enceintes ont décrit leur expérience à l’hôpital comme dépourvue de chaleur. Il semble que ce sont les infirmières qui regardent les matrones de haut lorsque celles-ci arrivent à l’hôpital. Quant aux médecins, bien qu’ils valorisent le travail réalisé par les matrones et bien qu’ils sachent qu’elles collaborent avec leurs hôpitaux, ils n’ont généralement pas de contact direct avec elles. 19 médicale et sur les questions à poser Accouchements en milieu hospitalier Comportement Barrière Acteur visé Idées d’intervention Outil comportemental Rechercher Tendance au 6. Personnaliser le Femmes enceintes Sensibilisation une prise en statu quo modèle de prise en aux valeurs charge charge dans les culturelles médicale hôpitaux en respectant les traditions haïtiennes. Coller des affiches traitant du comportement dans les hôpitaux (connaître vos droits/type de prise en charge auquel vous devez vous attendre) Heuristique de Femmes enceintes 7. Fournir des Partage de disponibilité informations sur les l’information dangers liés aux accouchements en dehors d’un milieu hospitalier Aversion pour Femmes enceintes, (Idem qu’au point 2) Partage de l’incertitude agents/établissements Faire connaître le l’information, de santé nécessaire et les simplification de prix des l’information accouchements à l’avance *Propension à Matrones 8. Les aider à se Renforcement l’optimisme et familiariser avec le des liens méfiance des centre de santé le matrones plus proche (SONU-C) et promouvoir le travail d’équipe entre les agents de santé et les matrones14 14 L’agent de santé communautaire est l’exemple même d’une personne bien établie dans la communauté et qui a également un lien formel avec le système de santé. Parce qu’il mène des campagnes de sensibilisation et de vaccination de porte-à-porte, il est connu de tous au sein de la communauté (comme les matrones). De plus, il est formellement rattaché à un centre de santé auquel il rend compte des activités qu’il entreprend, et il élabore chaque mois son plan de travail avec les infirmières. Enfin, il connaît nommément les matrones qui exercent dans sa communauté parce qu’il anime leurs séances de formation et c’est lui qui les y invite personnellement. 20 Accéder à la Transport, Femmes enceintes 9. Aider les femmes Élaboration du prise en sécurité et enceintes à plan, charge contraintes de élaborer un plan participation des médicale temps assorti de populations stratégies concrètes pour se rendre à l’hôpital à la 35e semaine de grossesse 10. Aires d’attente. Encourager les membres de la communauté à accueillir les femmes porteuses d’une grossesse de 35 semaines et plus Bénéficier Malaise face Personnels de santé (Idem qu’au point 6) Sensibilisation d’une prise en au modèle de Personnaliser le aux valeurs charge prise en modèle de prise en culturelles médicale charge en charge dans les milieu hôpitaux en hospitalier respectant les traditions haïtiennes Méfiance à Femmes enceintes 11. Inviter les femmes Expérience l’égard du enceintes dans les concrète personnel centres de santé médical pour vivre l’expérience de l’accouchement au préalable Mauvais Personnels de santé (Idem qu’au point 4) Formation sur traitement Former le les préjugés personnel médical inconscients et administratif aux techniques pour mettre une femme enceinte à l’aise/l’accueillir avec chaleur Manque Matrones 12. Assurer la Incitations non d’incitations, reconnaissance pécuniaires : mauvais sociale des reconnaissance traitement matrones sociale lorsqu’elles Personnels de santé orientent une femme vers un établissement de 21 santé, sous la Formation sur forme d’une les préjugés récompense de inconscients type « La matrone de l’année » (Idem qu’au point 4) Former le personnel médical et administratif aux techniques pour mettre une femme enceinte à l’aise/l’accueillir avec chaleur 6. Conclusion Les femmes enceintes en Haïti sont confrontées à des obstacles à chaque étape de leur processus de prise de décisions relatives à la grossesse et l’accouchement. Elles sous- estiment la probabilité de vivre une grossesse à risque, et donc limitent leurs visites aux centres de santé. En outre, la prise en charge médicale est relativement chère, et il est rare que les montants à payer au bout du compte soient connus à l’avance. Qui plus est, l’accès aux centres de santé n’est pas seulement difficile d’un point de vue logistique, il est aussi coûteux au regard de la situation socioéconomique des populations. Une fois arrivées au centre de santé, les femmes enceintes se sentent souvent méjugées et maltraitées par le personnel médical, et la plupart d’entre elles sont effrayées par la façon dont la prise en charge y est assurée. Dans ce contexte, les matrones jouent un rôle crucial. Ce sont des personnes de confiance qui vivent au sein de la communauté et offrent un autre modèle de prise en charge (traditionnel) incluant la chaleur humaine, des massages, des « bains de feuilles » après l’accouchement, des paiements échelonnés, et tout cela à des prix plus raisonnables. Cependant, les matrones n’ont généralement pas d’incitations appropriées pour orienter les femmes vers des centres de santé. Lorsqu’un cas à haut risque se présente en phase de travail, la matrone n’est souvent pas suffisamment outillée pour assurer un accouchement sans risque, et il est souvent trop tard pour se rendre au centre de santé. D’où la nécessité d’encourager les femmes enceintes à effectuer au moins les quatre consultations prénatales recommandées. C’est le seul moyen par lequel le personnel médical peut diagnostiquer et suivre une grossesse à risque. Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. Dès qu’un cas à haut risque diagnostiqué, il est nécessaire de s’assurer que tous les acteurs concernés aideront à l’amener dans un établissement de santé au moment de l’accouchement, atténuant ainsi le risque de décès. Cela suppose de trouver des moyens de motiver les matrones, les membres de la famille et les femmes enceintes afin que les accouchements se fassent dans un établissement de santé, et de programmer les consultations à l’avance (aussi bien d’un point de vue logistique qu’économique). Il faut également pour cela sensibiliser le personnel médical à l’importance de bien traiter les patientes. Enfin, pour rendre les accouchements plus sûrs, les consultations postnatales doivent devenir la norme. Aider les femmes enceintes à accoucher en toute sécurité en Haïti est une entreprise complexe. Compte tenu de la diversité des obstacles qui entravent le processus décisionnel des 22 femmes enceintes, toute solution doit prendre en compte au moins un, voire tous les obstacles mentionnés dans la présente note. Notre équipe envisage de réaliser une expérience pilote dans le but d’identifier des solutions porteuses et transposables à grande échelle. Nous encouragerons les femmes enceintes à se faire consulter et suivre en diffusant des messages sur les comportements à risque pendant la grossesse, et nous comptons proposer des incitations sous la forme d’une reconnaissance sociale des matrones qui orientent les femmes enceintes vers des établissements de santé. Le choix des actions à mener sera basé sur la faisabilité escomptée, notamment la facilité à trouver des intervenants, sur leur simplicité, leur rapport coût-efficacité et leur impact potentiel sur la population. 23 Bibliographie Cayemittes, Michel, Marie Florence Placide, Soumaïla Mariko, Bernard Barrère, Blaise Sévère, et Canez Alexandre. 2007. Enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services, Haïti, 2005-2006. Calverton, Maryland, USA : ministère de la Santé publique et de la Population, Institut haïtien de l’enfance et Macro International Inc. DSF, MSPP. 2017. Plan stratégique national de santé sexuelle et reproductive 2018-2022. Port- au-Prince : MSPP. Fusch, Patricia I, et Lawrence R. Ness. 2015. « Are We There Yet? Data Saturation in Qualitative Research. » The Qualitative Report 20 (9): 1408-1416. http://nsuworks.nova.edu/tqr/vol20/iss9/3. IHE et ICF. 2018. Enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services (EMMUS-VI 2016- 2017). Pétion-Ville, Haïti, et Rockville, Maryland, USA : Institut haïtien de l’enfance (IHE) et ICF. Institut haïtien de statistiques et d’informatique. 2015. Population totale de 18 ans et plus. Ménages et densités estimés en 2015. Port-au-Prince : IHSI. MSPP. 2015. Manuel du paquet essentiel des services. Port-au-Prince Haïti : ministère de la Santé publique et de la Population. MSPP. 2014. Rapport statistique. Port-au-Prince Haïti : ministère de la Santé publique et de la Population. MSPP, IHE et ICF International. 2013. L’Enquête Mortalité, morbidité et utilisation des services en Haïti de 2012 : Rapport de synthèse. Calverton, : MSPP, IHE et ICF International. Schmader, Toni, Michael Johns et Chad Forbes. 2008. « An Integrated Process Model of Stereotype Threat Effects on Performance. » National Institute of Health 115(2): 336–356. Sharot, Tali. 2011. «The Optimism Bias.» Current Biology 21(23), R941-R945. Thadeuss, Sereen, et Dedorah Maine. 1994. « Too far to walk: maternal mortality in context. » The National Center for Biotechnology Information 38(8):1091-110. Tracy, Sarah J. 2010. « Qualitative Quality: Eight ''Big-Tent'' Criteria for Excellent Qualitative Research. » Qualitative Inquiry 16 (10): 837–851. doi:10.1177/1077800410383121. Tversky, Amos, et Daniel Kahneman. 1974. « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases. » JSTOR 1124-1131. World Bank. 2017. Better spending, better care: A look at Haiti’s health Financing. Washington D.C.: World Bank. World Bank. 2015. World Development Report 2015: Mind, Society and Behavior. Washington D.C. : Wordl Bank. doi:10.1596/978-1-4648-0342-0. Annexe. Activités de diagnostic Activités préliminaires. Entre le 2 et le 6 avril 2018, une équipe de la Banque mondiale composée d’Emilie Perge et de Jimena Llopis (eMBeD et pôle Pauvreté) a conduit des entretiens semi-directifs avec des informateurs clés. De plus, l’équipe a visité l’hôpital CRUO et une communauté dans laquelle exercent des matrones (tableau 1). Tableau 1. Activités menées et sites visités durant l’exercice de diagnostic préliminaire Date Activité Détails/principaux sujets Coordonnées abordés 3 avril Entretien avec • Matrones malletmargareth@yahoo.fr Margareth Mallet (ex COP du projet MSH (USAID), Directrice FONDEFHle 3 avril Entretien avec • Relation entre le miesolsain@yahoo.fr Solange Sainvil MSPP et les (MSPP) matrones 3 avril Entretien avec Jean • Système jeanmarie.boisrond@faes.gouv.ht Marie Boisrond d’assurance-maladie (FAES) 4 avril Visite de terrain à la • Discussion en champagnefrantz@yahoo.fr Mission baptiste de groupe avec les Fermathe et entretien matrones sur leurs avec Dr Champagne savoirs et leurs besoins 4 avril Visite de terrain à • Hôpital : observation delmas-mtl@oca.msf.org l’hôpital CRUO et des installations, haiti-hao@oca.msf.org entretiens avec des rencontre avec des delmas-pc@oca.msf.org membres du professionnels de la personnel de l’hôpital santé (MSF) ; Docteurs Rodnie Senat-Delva, Deniz Inal et Judy McConnery 5 avril Entretien avec Vavita • Matrones leblanc@unfpa.org Leblanc (UNFPA) • Travaux de recherche et programmes en cours sur la santé maternelle 5 avril Audioconférence • Agents de santé jmaloney@usaid.gov avec James Maloney communautaires smorisseau@usaid.gov et Stephane (ASC) Morisseau (USAID) • Programmes à l’USAID Travail de diagnostic. Entre le 15 et le 18 mai 2018, une équipe de la Banque mondiale a effectué un travail de diagnostic à 2e Fonds-des-Nègres (Fonds-des-Nègres) et 1re Chalon (Miragoâne). L’équipe était composée de : Emilie Perge, Jimena Llopis, Tania Mindy Mathurin, Louise Estavien ; ainsi que de quatre consultants locaux : Fleurimonde Charles Joseph, Rose Mayerline Antoine, Donald Antoine et James-son Vamblain. Au total, neuf groupes thématiques ont été constitués et 20 entretiens semi-directifs réalisés avec des matrones, des agents de santé, des femmes enceintes, des membres de la famille, des agents de santé communautaires et des responsables locaux (CASEC et ASEC) (tableau 2). Tableau 2. Entretiens, échanges en groupes thématiques et lieux visités durant le travail de diagnostic # de Date Acteur concerné Outil utilisé Lieu personnes Échanges Agents de santé : infirmières, sages- en groupes 15 mai femmes thématiques Fonds-des-Nègres 7 Échanges en groupes 17 mai Membres de famille thématiques Fonds-des-Nègres 8 Échanges en groupes 18 mai Matrones thématiques Fonds-des-Nègres 9 Échanges en groupes 18 mai Femmes enceintes thématiques Fonds-des-Nègres 6 15 mai Agent de santé : gynécologue Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai CASEC Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai Agent de santé communautaire (ASC) Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai Agent de santé communautaire (ASC) Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai Agent de santé communautaire (ASC) Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai CASEC Entretien Fonds-des-Nègres 1 17 mai ASEC Entretien Fonds-des-Nègres 1 18 mai Matrones Entretien Fonds-des-Nègres 1 18 mai Agent de santé : pédiatre Entretien Fonds-des-Nègres 1 Échanges Agents de santé : infirmières, aides- en groupes 15 mai soignantes thématiques Miragoâne 7 Échanges en groupes 16 mai Femmes enceintes thématiques Miragoâne 9 Échanges en groupes 16 mai Matrones thématiques Miragoâne 8 Échanges en groupes 16 mai Membres de famille thématiques Miragoâne 10 26 Échanges en groupes 16 mai Femmes enceintes thématiques Miragoâne 7 15 mai Agent de santé : gynécologue/obstétricien Entretien Miragoâne 1 15 mai Agent de santé : gynécologue/obstétricien Entretien Miragoâne 1 16 mai Femmes enceintes Entretien Miragoâne 1 16 mai CASEC Entretien Miragoâne 1 16 mai ASEC Entretien Miragoâne 1 16 mai Cas à risque géré par une matrone Entretien Miragoâne 1 16 mai Cas à risque géré par une matrone Entretien Miragoâne 1 16 mai Matrone Entretien Miragoâne 1 16 mai Membre de famille (sexe masculin) Entretien Miragoâne 1 16 mai Agent de santé communautaire (ASC) Entretien Miragoâne 1 16 mai Agent de santé communautaire (ASC) Entretien Miragoâne 1 Visites de terrain : En plus, l’équipe a visité l’hôpital Ste-Thérèse et le centre de santé Bethel de L’Armée de Salut. Hôpital Ste-Thérèse (1re Chalon, Miragoâne). Ste-Thérèse est un hôpital public communautaire de référence (HCR) de type SONU-C qui fonctionne 24/7 et joue le rôle d’un hôpital départemental (HD), bien qu’il ne réponde pas aux critères requis. Le département de gynécologie se compose de cinq gynécologues (deux à temps partiel), cinq sages-femmes et sept infirmières. Le personnel émarge au budget du MSPP. Les infirmières/sages-femmes effectuent généralement les consultations prénatales, sauf pour des grossesses à haut risque, auquel cas la patiente est orientée vers un gynécologue. Les consultations durent environ quatre heures et incluent l’enregistrement15, le dépistage du VIH, la vaccination et la consultation proprement dite. La consultation est gratuite16, mais les examens de laboratoire et les médicaments ne le sont pas ; une échographie coûte 500 gourdes. Il faut verser 50 gourdes pour ouvrir un dossier. La plupart des examens sont effectués à l’hôpital. Cependant, pour des examens spécialisés comme les tests de sérologie, les femmes enceintes doivent se rendre dans un autre établissement. À moins que la grossesse ne soit visible, il faut obligatoirement faire un test de grossesse (150 gourdes). Les visites à domicile ne sont pas au menu, sauf dans le cadre du programme de Prévention de la transmission mère-enfant (PTME) où l’on se rend chez les femmes enceintes porteuses du VIH lorsqu’elles manquent leurs rendez- vous. Après l’accouchement, les femmes sont consultées deux fois — après six heures et 72 heures. Alors que les infirmières ou les sages-femmes effectuent des accouchements sans complications, les gynécologues s’occupent des grossesses à risque. Le prix à payer est de 1 000 à 7 000 gourdes pour une césarienne (médicaments et matériel toujours exclus). En moyenne, l’hôpital fait naître 70 bébés par mois. Il a la capacité de gérer certaines complications à 15 Au moment de l’enregistrement, les femmes enceintes doivent indiquer leur prénom, nom, adresse et numéro de téléphone, entre autres. 16 L’affiche suivante est collée au mur : à la 1re visite prénatale, un forfait de 500 gourdes est payé pour les prestations suivantes : évaluation préliminaire (hgram complet, groupe sanguin, glycémie, électrophorèse, test d’urine, frottis cervico-vaginal, essai à la goutte, VIH/RPR). 27 l’accouchement, y compris les prééclampsies, les éclampsies, les décès intra-utérins et les hémorragies non massives. Dans les cas où un néonatologiste est requis, les femmes sont évacuées à l’hôpital Nos petits frères et sœurs ou au centre de Médecin sans frontières (MSF), tous deux situés à Port-au-Prince (au moins à trois heures en voiture) ou à l’hôpital St-Boniface à Fonds des Blancs (30 à 45 minutes en voiture). En cas d’évacuation, elles doivent payer les frais de transport (1 500 gourdes). Centre de santé Bethel de L’Armée du Salut (2e Fonds-des-Nègres, Fonds-des-Nègres). Bethel est un centre de santé (CS) privé de type SONU-B qui compte 42 lits. Le personnel est constitué de quatre médecins : un généraliste, un gynécologue, un pédiatre et un docteur en service social17 — deux docteurs en travail social, neuf infirmières et dix aides-soignants. Le personnel est rémunéré par le CMMB (Catholic Medical Mission Board). Les consultations prénatales sont effectuées par le gynécologue, mais seulement à temps partiel (mardi-jeudi), car il travaille également dans un autre hôpital à Port-au-Prince. En son absence, les infirmières ou le pédiatre consultent les femmes enceintes. La consultation coûte 200 gourdes et n’inclut pas les examens de laboratoire ou les médicaments. Les examens de routine peuvent y être réalisés, mais pour des tests spécialisés comme des échographies, les femmes enceintes doivent être orientées vers un établissement de niveau supérieur. Le centre n’effectue pas de visites à domicile, sauf dans le cadre du programme PTME. À Bethel, les femmes enceintes doivent aussi fournir leurs coordonnées au moment de l’enregistrement. Elles sont consultées six heures après l’accouchement, puis 48 heures plus tard. Les accouchements sans complications sont pratiqués par le gynécologue et coûtent 1 000 gourdes (médicaments et matériel exclus). Le centre fait naître en moyenne 12 à 20 bébés par mois. Malgré la présence de spécialistes, Bethel ne prend en charge que des accouchements sans complications faute de salle d’opération. Les femmes sont orientées vers l’hôpital St- Boniface ou Ste-Thérèse (situés à 30 ou 45 minutes en voiture ou à moto) lorsque la grossesse présente un risque élevé. Elles doivent trouver un moyen de transport et le payer, bien que parfois, elles puissent avoir recours à un véhicule du centre qui fait office d’ambulance (pour 1 000 gourdes). 17Le docteur en service social est diplômé, mais n’a pas encore son accrédi tation, laquelle lui sera délivrée après le service social. 28