102936 JANVIER 2016 PROMOUVOIR LA PAIX ET LA STABILITE POUR LE DEVELOPPEMENT AU MOYEN-ORIENT ET EN AFRIQUE DU NORD UNE STRATEGIE POUR LE GROUPE DE LA BANQUE MONDIALE BY SHANTA DEVARAJAN La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord est en plein tumulte. La guerre civile sévit en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen, provoquant d’innombrables victimes et dommages matériels. Quinze millions de personnes ont fui, souvent vers des pays fragiles ou économiquement exsangues tels que la Jordanie, le Liban, Djibouti et la Tunisie, entraînant la plus grave crise de réfugiés que le monde ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Les Palestiniens sont durement touchés par des attaques mortelles et des blocus. Des groupes terroristes radicalisés et des factions sectaires comme Daech, qui recrutent aux quatre coins de la planète, répandent la violence dans le monde entier et menacent la capacité de certains États à assumer leurs fonctions les plus élémentaires. Certains pays en cours de transition politique, dont l’Égypte, la Tunisie, le Maroc et la Jordanie, connaissent régulièrement des attaques et des troubles politiques, d’où la priorité qu’ils donnent aux questions de sécurité plutôt qu’à la croissance inclusive. Même des exportateurs de pétrole vivant dans une paix relative comme l’Algérie, l’Iran et le Conseil de coopération du Golfe sont aux prises avec les problèmes du chômage des jeunes et des services publics de qualité médiocre – ceux-là mêmes qui ont contribué au Printemps arabe – en plus des prix bas du pétrole. En 2011, au lendemain du Printemps arabe qui, aux yeux de la communauté internationale, préfigurait le passage au pluralisme et à plus de démocratie, le Groupe de la Banque mondiale a introduit une stratégie pour la Région MENA s’articulant autour de quatre axes : emploi, inclusion, gouvernance et développement du secteur privé. La transition s’est révélée infiniment plus douloureuse, et dans certains cas plus violente, que ce à quoi l’on s’attendait. Le Groupe de la Banque avait pris le parti de considérer les conflits et l’instabilité comme une réalité incontournable et de faire au mieux pour appuyer une croissance inclusive au moyen des instruments traditionnels – projets d’investissement, appuis budgétaires, services-conseils et, occasionnellement, mobilisation de plusieurs partenaires de développement. Certaines interventions ont donné des résultats concrets. Au Yémen, un programme de transferts monétaires a bénéficié à près de 400 000 foyers ; en Irak, un projet a permis de remettre en état 300 km de routes tout en créant 300 000 jours de travail ; et l’extension et la modernisation d’une usine d’épuration des eaux a profité à quelque 500 000 Tunisiens. Mais le développement de la région continue de pâtir des effets convulsifs des violences et de l’instabilité. Le conflit actuel au Yémen a déjà ramené le niveau de développement du pays plusieurs années en arrière ; selon les estimations du Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, la Syrie a perdu l’équivalent de quarante ans de développement humain ; les attaques terroristes en Égypte et en Tunisie ont porté un coup au tourisme, source importante d’emplois et de devises dans ces deux pays ; la guerre civile en Syrie et l’afflux de réfugiés ralentissent la croissance au Liban de 2,9 points de pourcentage par an ; à Gaza, les blocus et les cycles répétés 1 de violence se sont traduits par le taux de chômage le plus élevé au monde et un PIB inférieur de 60 % à son potentiel. Face à cette situation dangereuse et qui va en se détériorant, il est apparu urgent de revoir la stratégie d’engagement du Groupe de la Banque dans la région MENA. Les quatre axes de la stratégie de 2011 correspondent-ils aux priorités de la région MENA aujourd’hui ? Le parti pris de faire avec les conflits et de déployer des instruments traditionnels permet-il de maximiser l’impact du Groupe de la Banque ? Les réponses à ces questions nous ont conduits à proposer une nouvelle stratégie, prenant la précédente par l’autre bout. Au lieu de considérer les conflits et l’extrémisme violent comme une réalité incontournable et de faire du mieux que nous pouvons pour favoriser l’emploi, l’inclusion, la gouvernance et la croissance, le Groupe de la Banque mondiale va orienter sa stratégie de manière à promouvoir directement la paix et la stabilité sociale dans la région MENA. Il y a au moins deux raisons à ce changement. Tout d’abord, la paix et la stabilité sont des préalables au développement. Pour atteindre nos objectifs ultimes de mettre fin à la pauvreté et de stimuler une prospérité partagée, le Groupe de la Banque doit aider les pays de la région à inverser les tendances actuelles et mettre en place les conditions d’une croissance accélérée et inclusive. Certaines des actions à mener pour parvenir à la paix et à la stabilité ne sont pas du ressort de la Banque – par exemple la sécurité. En revanche, le Groupe de la Banque peut contribuer à atténuer les causes profondes des violences et de l’instabilité. Une bonne part des conflits et des troubles qui secouent la région prennent leur source dans le sentiment d’exclusion ressenti par différents membres de la société. L’ancien modèle de développement, dans lequel l’État fournissait des emplois, des services de santé et d’éducation gratuits et des produits alimentaires et des carburants subventionnés, est aujourd’hui en miettes. Mais l’État n’a pas su stimuler la création d’emplois dans le secteur privé ni améliorer la qualité des services publics, ce qui a généré une grande amertume au sein de la population. Certains mécontents rejoignent des groupes extrémistes ; d’autres s’élèvent contre l’État. Lorsque les manifestations de protestation sont violemment réprimées sur ordre des gouvernants, la population ne croit plus en la capacité de l’État à assurer même la sécurité et a encore moins confiance en lui. Dans cette situation, le Groupe de la Banque peut se servir de ses instruments pour aider les pays de la région MENA à adopter un nouveau contrat social, un contrat où l’État développe la capacité du secteur privé à créer des emplois, favorise la fourniture de services publics de qualité et renforce l’aptitude des citoyens à demander des comptes aux pouvoirs publics. Si les domaines d’intervention seront peut-être identiques à ceux de la stratégie précédente – création d’emploi, prestation de services, infrastructures, participation citoyenne – l’objectif sera différent : il s’agira d’atténuer ou de prévenir les causes des violences et de l’instabilité dans la région. Par exemple, le nouveau contrat social sera renforcé par des programmes qui encouragent la concurrence sur les marchés intérieurs, permettant ainsi aux petites entreprises de se développer et de créer des emplois, ou qui donnent aux élèves et aux patients un certain pouvoir de sanction sur les enseignants et les médecins – contrairement aux grands projets d’infrastructures où les citoyens n’ont pas voix au chapitre. 2 La deuxième raison ayant motivé ce changement de stratégie est que les conflits et les violences dans la région MENA ont des répercussions colossales. Les réfugiés syriens représentent un tiers de la population du Liban. La terreur que Daech fait régner se fait sentir non seulement en Irak et en Syrie, mais aussi en Libye, en Tunisie, au Koweït, en France, au Danemark, aux États-Unis, et indirectement jusqu’au Japon. Toute diminution des conflits et des violences dans n’importe quel pays de la région MENA aura donc des effets bénéfiques dans la région et sur les autres continents. La paix et la stabilité dans la région MENA sont des biens publics mondiaux. C’est précisément pour cela qu’aucun pays ou organisme n’est suffisamment incité à supporter l’intégralité des coûts à payer pour mettre fin aux conflits et aux violences. En revanche, une alliance mondiale pourrait utilement mettre en commun ressources et compétences afin d’amener la paix et la stabilité dans la région MENA. En sa qualité d’organisation internationale, le Groupe de la Banque peut contribuer de façon importante – en collaboration avec les Nations Unies, l’Union européenne et d’autres organismes bilatéraux et multilatéraux – à mobiliser la communauté internationale en vue de former une alliance de ce type. Pour ce faire, la Banque devra aller au-delà de son travail individuel avec les pays et mettre en avant le pouvoir de rassemblement que lui confère son statut d’institution mondiale. À titre d’exemple, la Banque pourrait servir de catalyseur pour mobiliser des ressources concessionnelles destinées à aider les pays à revenu intermédiaire comme la Jordanie et le Liban à améliorer les conditions de vie des réfugiés et des communautés qui les accueillent, un bien public mondial. Par ailleurs, lorsque les guerres civiles prendront fin en Syrie, en Irak, au Yémen et en Libye, les besoins de redressement et de reconstruction seront immenses. Là encore, la Banque peut rassembler dès maintenant les parties concernées pour préparer un programme de redressement et de reconstruction et prévoir son financement, de la même façon que la communauté mondiale s’est réunie à Bretton Woods en 1944 – un an avant la fin de la Seconde Guerre mondiale – afin d’élaborer le plan de reconstruction pour l’après-guerre, avec notamment la création de la Banque mondiale et du FMI. Enfin, le Groupe de la Banque peut promouvoir la coopération régionale dans la région MENA, pas uniquement pour que le développement des échanges commerciaux, des investissements et des infrastructures transnationaux profite à la région, mais aussi comme moyen d’instaurer un climat de confiance entre les pays et de créer un espace de collaboration sur des questions politiques et de sécurité, tout comme la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1952 a abouti à la formation de l’Union européenne et à six décennies de paix et de prospérité en Europe. En résumé, la nouvelle stratégie prévoit que la Banque joue un rôle régional, voire mondial, dans la promotion de la paix et de la stabilité pour le développement dans la région MENA. À l’évidence, une bonne partie de la stratégie sera mise en œuvre dans les pays. Et compte tenu de l’hétérogénéité de la région MENA, la stratégie régionale sera appliquée différemment selon les pays. Ainsi, le poids des différentes composantes de cette stratégie (décrites ci-après) variera en fonction des situations nationales. Néanmoins, contrairement aux stratégies-pays précédentes, les actuelles et futures stratégies seront expressément ciblées sur la promotion (ou la préservation) de la paix et de la stabilité dans la région. De plus, étant donné les répercussions des conflits et des violences et le besoin de biens publics régionaux et mondiaux, une plus grande part de la stratégie du Groupe de la Banque sera consacrée aux programmes régionaux et mondiaux. 3 Cette stratégie est bien adaptée au Groupe de la Banque mondiale à l’heure d’aujourd’hui. Depuis plus d’une dizaine d’années, nous avons accumulé des compétences et de l’expérience en matière de redevabilité publique, d’une part, et de fragilité et de conflits, d’autre part. Parce que nous avons conçu cette stratégie pour s’appliquer à tout le Groupe de la Banque mondiale, ce sont les forces conjuguées de la Banque, de l’IFC et de la MIGA qui seront mises à contribution face à ce défi. Et le fait que la Banque soit à présent organisée en pôles d’expertise mondiale devrait faciliter la prestation de biens publics mondiaux. Mais la raison la plus importante qui nous fait lancer cette nouvelle stratégie aujourd’hui est que, sans une action concertée, la violence et les conflits continueront de ronger les économies, les sociétés et les vies des populations de la région MENA – et peut-être ailleurs. Il est impératif de réagir. 4 I. Axes de la stratégie Avec en ligne de mire l’objectif de promouvoir la paix et la stabilité dans la région MENA, la stratégie travaillera sur deux fronts : i) s’attaquer aux causes profondes des violences et des conflits dans la région ; et ii) atténuer les conséquences urgentes, telles que les réfugiés et les personnes déplacées dans leur propre pays (« déplacés internes »), et les destructions causées par les guerres. Les deux sont liés. Si l’on n’y prend pas garde, les tensions entre les réfugiés et les communautés d’accueil peuvent déboucher sur un nouveau cycle de conflits ; un programme de reconstruction mal planifié ou retardé peut déclencher une autre guerre (Rapport sur le développement dans le monde 2011). Une stratégie de la Banque mondiale doit également être en accord avec la mission de l’institution et exploiter ses atouts. Si les actions militaires et l’ingérence politique ne figurent assurément pas dans les Statuts de la Banque, d’autres activités, par exemple celles qui visent à restaurer la confiance de la population dans l’État, ne sont pas seulement en phase avec la mission de la Banque mais pourraient être décisives pour inverser la montée de l’extrémisme violent. Les atouts de la Banque résident dans sa capacité à générer, organiser et transférer des connaissances, dans son pouvoir de rassemblement en tant qu’institution mondiale, et dans sa capacité à mobiliser ses propres compétences et ressources financières pour aider à satisfaire les besoins de financements dans le monde. Compte tenu de ces considérations, nous arrivons à une stratégie divisée en quatre axes. Les deux premiers s’attaquent aux causes profondes des violences et des conflits :  Nouveau contrat social  Coopération régionale Les deux autres portent sur les conséquences urgentes :  Résilience face à la crise des réfugiés et des déplacés internes  Redressement et reconstruction. Nous allons maintenant exposer les motivations de chacun de ces axes, l’objectif visé et la manière dont il peut être atteint. A. Nouveau contrat social Malgré leurs différences actuelles, tous les pays de la région MENA sont partis du même modèle de développement ou « contrat social » au moment de leur indépendance. L’État fournissait des emplois, des services de santé et d’éducation gratuits et des produits alimentaires et des carburants subventionnés. Peut-être à cause de la largesse de l’État, la population ne s’exprimait pas et demandait peu de comptes à l’État (graphique 1). 5 Graphique 1 : Expression citoyenne et redevabilité publique Expression citoyenne et redevabilité publique y = 0.379x - 3.3445 R² = 0.342 Liban Tunisie Koweït Maroc Jordanie Algérie Oman ÉAU Qatar Égypte Yémen Irak Libye Djibouti Bahreïn Iran Arabie saoudite Log népérien du PIB par habitant Source : Banque mondiale. Note : la gouvernance est évaluée sur une échelle de -2,5 à 2,5. Plus la valeur augmente, plus le niveau d’expression citoyenne et de redevabilité publique augmente. Le Printemps arabe et ses prolongements ont montré que le contrat était rompu. L’État n’avait plus les moyens d’être le premier employeur, et la part du secteur public dans le total de l’emploi a commencé à diminuer. Malheureusement, le secteur privé ne s’est pas développé suffisamment vite – en partie à cause d’une appropriation par les élites – pour absorber la vague de jeunes arrivant sur le marché du travail. La région MENA présentait le plus haut taux de chômage du monde en développement, et un chômage des jeunes près de deux fois plus élevé. Bon nombre de travailleurs ont rejoint le secteur informel. Pour éviter l’insécurité associée à ce dernier, beaucoup de femmes ont renoncé à exercer une activité professionnelle, même parmi celles ayant fait des études. À l’heure actuelle, la région MENA affiche le taux d’activité des femmes le plus faible du monde (graphique 2). 6 Graphique 2 : Taux d’activité des femmes (%) AFR 63.6 EAP 61.3 LAC 53.6 ECA 50.8 SAR 30.5 MENA 21.6 0 10 20 30 40 50 60 70 Source : Banque mondiale. Par ailleurs, la qualité des services publics gratuits ou subventionnés était extrêmement médiocre. Les élèves de l’enseignement secondaire, même ceux de pays à revenu élevé comme le Qatar et les ÉAU, obtenaient des résultats sensiblement inférieurs à la moyenne dans les évaluations normalisées internationales (graphique 3). Les taux d’absentéisme des médecins et des enseignants étaient importants, ce qui s’expliquait par le manque de mécanismes de redevabilité (graphique 4). Graphique 3 : Scores PISA en maths Graphique 4 : Absentéisme des médecins par district au Maroc Singapour Taux d’absentéisme chez les médecins employés Viet Nam Score PISA en maths, 2012 ÉAU Tunisie Jordanie Log népérien du PIB par habitant Source : PISA, 2012 Source : PETS/QSDS Maroc, 2013 7 La mauvaise qualité des services sociaux a amené la majorité de la population à faire appel au secteur privé. En Égypte, 70 % des élèves sont suivis par des intervenants privés (Dang et Rogers, 2008) ; 89 % des médecins du secteur public exercent aussi dans le privé. Non seulement cette fuite vers le secteur privé a des effets discriminatoires sur les pauvres, mais elle a aussi pour résultat de saper la confiance de la population dans les autorités gouvernementales. Selon le Baromètre arabe 2010–11, environ les deux tiers des habitants de la région MENA interrogés jugeaient « mauvaise » ou « très mauvaise » la performance de leur État en ce qui concerne l’amélioration des services de santé de base. Les enquêteurs rapportent que, dans la région MENA, les personnes interrogées souhaiteraient voir les pouvoirs publics plus actifs dans la prestation de services et la lutte contre la corruption. Pourtant, elles disent aussi avoir peu confiance dans la mobilisation de leurs gouvernants dans les secteurs sociaux. De plus, elles sont moins susceptibles que les citoyens des autres régions à demander des comptes aux responsables publics et à leur dire ce qu’elles pensent. De même, la qualité médiocre des services d’infrastructures a paralysé les activités économiques en raison des pannes des réseaux électriques surchargés et de la lenteur des opérations de transit, des embouteillages, des ports engorgés, des services d’eau et d’assainissement déficients et des pénuries localisées d’essence et d’autres produits pétroliers (graphique 5). Graphique 5a Coupures d’électricité (nombre/mois) Graphique 5b Pertes de production dues aux coupures (% ventes) Revenu Revenu élevé élevé OCDE OCDE Graphique 5c Pertes de production dues au transport (% valeur des produits) Graphique 5d Coupures d’eau (nombre/mois) Not available Indisponible La médiocrité des services s’explique par les subventions, qui entraînent des prix très inférieurs aux coûts, en particulier dans les secteurs de l’eau et de l’énergie, et par les montants insuffisants 8 consacrés au fonctionnement et à l’entretien des installations. Les subventions à l’énergie avant impôt coûtaient 237 milliards de dollars en 2011 – l’équivalent de 48 % des subventions mondiales, 8,6 % du PIB régional, ou 22 % des recettes publiques ; elles représentent près de cinq à sept fois les budgets de la santé et de l’éducation dans la plupart des pays de la région MENA. Non seulement ces subventions ponctionnent le budget et pèsent sur la qualité des services d’infrastructures, mais les principaux bénéficiaires en sont les non-pauvres, qui consomment davantage d’électricité et d’eau que les pauvres. En outre, les subventions ôtent aux consommateurs leur pouvoir de sanction puisque ce ne sont pas eux mais l’administration centrale qui décide de qui est desservi et avec quelle qualité. Elles impliquent aussi que la seule manière dont les pauvres peuvent obtenir un avantage de l’État est en consommant du carburant1. L’incapacité de l’État à fournir des emplois ou des services de qualité – sa partie du contrat social – a amené les populations de nombreux pays à réclamer de plus grandes possibilités d’expression et de participation dans les processus décisionnels. En 2010-11, dans tout le monde arabe, les citoyens ordinaires ont manifesté leur mécontentement, demandant plus de possibilités d’expression, de justice, de dignité et de redevabilité. Depuis plusieurs années déjà, les ruptures créées au sein de la société par le manque d’emplois et la qualité médiocre des services avaient favorisé l’apparition de nouveaux groupes qui bâtissent leur légitimité en défendant les pauvres et en fournissant des services. On trouvait parmi eux certains organismes caritatifs islamiques2 qui ont progressivement évolué vers des mouvements politiques. Ces nouveaux mouvements sociaux ont été renforcés par le développement des médias sociaux qui ont fait tomber quelques- unes des barrières d’information créées par les anciennes élites et permis aux populations de se mobiliser rapidement. Ces mouvements d’opposition antiélitistes ont rassemblé des centaines de milliers de sympathisants durant le Printemps arabe et ont montré combien les citoyens de la région MENA aspiraient et aspirent encore à participer à la vie publique. Certains des mouvements politiques montés en puissance après le Printemps arabe étaient eux- mêmes incapables de gagner le soutien de la majorité de la population. Dans d’autres pays, après des décennies d’autoritarisme, les tensions sectaires ont fini par se transformer en guerre civile. Et lorsque les manifestations de protestation ont été violemment réprimés, les citoyens ont perdu confiance dans la capacité de l’État à assurer la sécurité la plus élémentaire. Cette rupture du contrat social a alimenté l’extrémiste violent qui provoque des ravages dans la région MENA ainsi qu’ailleurs dans le monde. Parmi tous les facteurs de la radicalisation, le mécontentement suscité par les pratiques d’exclusion, la corruption et la répression étatique 1 La Cisjordanie et Gaza font exception : elles ont éliminé la plupart des subventions et mis en place un système de protection performant. 2 Par exemple les Frères musulmans en Égypte, le Hamas dans les Territoires palestiniens, Al Adl Wal Ihssane au Maroc et le Mouvement islamique au Yémen. 9 jouent un rôle essentiel. Les groupes extrémistes comme Daech offrent aux jeunes une contre- proposition appelant à réparer ces griefs et combattre l’injustice. Pour s’attaquer aux racines de l’extrémisme violent, un nouveau contrat social est donc nécessaire. Dans ce contrat, l’État devra faciliter la création d’emplois dans le secteur privé en encourageant la concurrence sur les marchés intérieurs. Il devra aussi renforcer les mécanismes de redevabilité dans la fourniture des services de base afin d’améliorer la qualité. Et d’une manière générale, l’État devrait accroître la capacité des citoyens à demander des comptes aux autorités publiques. Ces éléments conjugués du nouveau contrat social restaureront la confiance de la population dans l’État. Le Groupe de la Banque mondiale peut jouer un rôle majeur en aidant les pays de la région MENA à mettre en place un nouveau contrat social dans au moins trois domaines :  Emplois. La création d’emplois par le secteur privé ayant été freinée jusqu’ici – à cause de l’appropriation par les élites – l’une des priorités doit être de concevoir des politiques publiques empêchant cette appropriation dans le secteur économique. Il convient ensuite de prendre des mesures pour développer les compétences dans une optique de marché. Enfin, dans certains pays, la réglementation du travail doit être améliorée afin de favoriser la création d’emploi dans le secteur formel.  Services de qualité. Dans les secteurs sociaux, les pouvoirs publics pourraient s’appuyer sur des projets locaux réussis, notamment des cas de prestataires non étatiques et d’administrations locales fournissant des services de qualité. À titre d’exemple, le lycée de filles Kufor Quod situé en Cisjordanie obtient d’excellentes notes aux tests d’évaluation des élèves grâce à une confiance réciproque entre parents, enseignants et la population locale. Par ailleurs, des mécanismes renforçant le pouvoir de sanction des élèves et des patients sur les enseignants et les médecins – par exemple des systèmes de bons – pourraient être expérimentés et généralisés s’ils s’avèrent efficaces. Dans les infrastructures, le remplacement des subventions par des transferts monétaires ciblés pourrait être plus efficient et équitable et améliorerait les possibilités d’expression citoyenne. Et les investissements dans les infrastructures seraient principalement le fait du secteur privé, pas uniquement pour des raisons budgétaires et d’efficacité, mais aussi parce que le marché crée des mécanismes de redevabilité. Le rôle du secteur privé serait de créer l’environnement politique et réglementaire approprié dans cette perspective.  Participation citoyenne. Suite aux revendications du Printemps arabe pour un processus décisionnel plus inclusif, certains pays ont révisé leur constitution dans le sens d’une plus grande participation citoyenne. Le Groupe de la Banque mondiale aidera à mettre en œuvre ces constitutions. Trois points d’entrée pourraient être envisagés : i) facilitation de réformes et de législations transversales, création d’institutions indépendantes de surveillance, et développement de l’accès à Internet ; ii) amélioration des institutions sectorielles, par exemple de surveillance en matière de fourniture de services sociaux 10 (voir ci-dessus) ; et iii) intégration dans tous les projets de la Banque mondiale de mécanismes de retour d’information des habitants et de participation des bénéficiaires. Ces actions non seulement contribueront à la paix et la stabilité sociale à court terme, mais elles aideront les pays de la région MENA à assurer leur croissance économique sur le long terme. Les faits ne manquent pas pour dire que l’exclusion économique – l’appropriation par les élites, les services de mauvaise qualité, etc. – entrave la croissance. En Égypte par exemple, lorsqu’une entreprise ayant des liens avec le pouvoir pénètre un secteur auparavant « vierge » de relations politiques, la croissance de l’emploi global diminue de 1,4 point de pourcentage par an (Schiffbauer et al., 2015). À l’inverse, il est avéré qu’une plus grande participation citoyenne et un meilleur respect de la primauté du droit, deux composantes essentielles du nouveau contrat social, font progresser les taux de croissance des pays à long terme. En particulier, une extension de l’étude d’Acemoglu et al. (2015) appliquée aux pays de la région MENA indique de, si ces pays atteignaient des niveaux de liberté économique et de primauté du droit comparables à ceux des pays de l’OCDE, ils pourraient enregistrer 0,8 à 1,2 point de pourcentage supplémentaire en termes de croissance du PIB par habitant à long terme (annexe). B. Coopération régionale En dépit d’une langue, d’une histoire, d’une culture et de menaces communes, la région MENA reste la moins intégrée du monde (graphique 6). Graphique 6 : Intégration intra-régionale Intégration intra-régionale dans les différents régions (% du total) ECA et UE Comme IDE Envois de fonds -rce La première conséquence est que l’intégration régionale pourrait générer des gains immenses. Rien qu’en matière de commerce, les pays du Proche-Orient pourraient accroître leurs échanges, en particulier avec l’Irak et la Turquie, autant que les six membres fondateurs de la Communauté économique européenne lorsqu’ils ont signé leur accord commercial régional (Banque mondiale, 2014). Les pays du Maghreb, avec leurs droits de douane plus élevés (dont certains atteignent 11 17 %), pourraient y trouver encore plus d’avantages, en particulier compte tenu de leur proximité avec l’Europe. L’exemple le plus réussi d’intégration infrarégionale, le CCG, a créé un marché commun et une union douanière, éliminé les droits de douane à l’intérieur de la région et augmenté la valeur des biens échangés entre États membres. Les investissements intra- régionaux, surtout lorsque les investisseurs extérieurs à la région se retirent au premier signe d’effervescence, pourraient s’avérer encore plus intéressants. Deuxième conséquence, non moins importante, la coopération régionale peut être un moyen d’instaurer des relations de confiance entre les pays de la région MENA, comme l’a fait la Communauté européenne du charbon et de l’acier entre des pays qui s’étaient affrontés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Une partie des conflits qui secouent la région MENA aujourd’hui sont ancrés dans les guerres que des États souverains se livrent entre eux par procuration. Mais lorsque les pays commercent entre eux et investissent les uns dans les autres, ils ont besoin de coopérer. Cette coopération économique pourrait servir d’espace de coopération sur des questions politiques ou de sécurité, ce qui pourrait à son tour atténuer le degré de conflit dans la région. L’objectif de cet axe est donc de promouvoir la coopération régionale, non seulement pour les avantages qu’elle apporte, mais comme un instrument de paix et de stabilité dans la région. La coopération régionale étant une vaste sphère, nous nous concentrons au départ sur trois domaines, à la fois pour leur importance dans la stratégie globale, et pour les relations de partenariat fortes qu’ils font intervenir.  Énergie. La région MENA est la région du monde où la part de la production électrique qui est commercialisée est la plus faible. Les études montrent pourtant que les coûts d’investissement pour répondre à la demande croissante d’électricité seraient réduits de 35 % avec un réseau électrique entièrement intégré. La région gagnerait aussi à développer ses échanges d’énergie solaire, surtout en Afrique du Nord, et à participer au marché international du gaz en pleine croissance. Au cours des 12 prochains mois, le Groupe de la Banque mondiale prévoit de travailler sur les questions d’intégration régionale avec ses partenaires régionaux, en particulier la Banque islamique de développement et la Banque africaine de développement, afin d’étudier l’accès au marché européen de l’électricité, l’intégration régionale comme moyen d’attirer des investissements dans les énergies propres, et l’intégration des normes d’efficacité énergétique. Dans un premier temps, nous avons entrepris de rassembler et d’analyser toutes les études portant sur les marchés régionaux, et de faire la synthèse de la masse d’information qui existe sur ce sujet. Dans un deuxième temps, le Groupe de la Banque élaborera un document de synthèse sur la capacité potentielle du gaz à favoriser la croissance économique et sur les éléments éventuellement nécessaires pour développer davantage le marché. Ce document dressera le bilan des projets de déploiement de terminaux d’importation de GNL récemment mis en œuvre dans différents pays de la région, en particulier en vue de produire de l’électricité à partir du gaz. De plus en plus de données montrent que les pays sont prêts à payer des prix internationaux relativement élevés pour 12 du GNL importé (supérieurs à 10 dollars/MBTU), notamment l’Égypte, la Jordanie et le Liban. Cela indique qu’il pourrait de même être économiquement rationnel d’augmenter les prix intérieurs du gaz. Les prix subventionnés de l’énergie ont constitué le principal obstacle à la viabilité financière des secteurs du gaz et de l’électricité dans la région MENA en gênant les investissements privés dans l’approvisionnement en énergie, les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, ainsi que les progrès des réformes du marché de l’énergie et le développement de marchés régionaux de l’énergie dans la région MENA. De nombreux pays de la région ont commencé à s’attaquer au problème des subventions énergétiques, mais d’autres réformes sont nécessaires dans l’ensemble de la région. Le Groupe de la Banque mondiale compte mettre en place un groupe de travail « chefs de file régionaux » chargé de travailler avec les réformateurs des pays de la région ayant sensiblement amélioré les performances du secteur, diminué la charge budgétaire du secteur énergétique par des réformes des subventions, amélioré la fourniture des services, attiré des capitaux privés et restructuré le rôle du secteur public dans le secteur de l’énergie. Il sera établi sur le modèle d’un groupe de travail « chefs de file régionaux » existant pour l’Asie du Sud.  Eau. La région MENA est la région du monde la moins dotée en eau, avec une moyenne de 656 mètres cubes d’eau douce renouvelable par habitant, soit environ la moitié de la région suivante dans l’ordre croissant des richesses hydriques (l’Asie du Sud). Par ailleurs, la productivité de l’eau est l’une des plus faibles de la planète. Cette situation s’explique par des politiques publiques favorisant le gaspillage de l’eau. Les prix de l’eau dans la région MENA figurent parmi les plus bas du monde. C’est ainsi qu’au Koweït, pays à revenu élevé en situation de stress hydrique (ou les tarifs sont très inférieurs à ceux de la plupart des pays de la région MENA), les habitants payent l’eau moins cher que les habitants du Libéria, pays à faible revenu qui possède d’abondantes ressources en eau, et seulement un tiers en moyenne du prix que payent les consommateurs d’autres pays pauvres en eau comme le Mexique, Singapour et la Namibie. Les pays de la région MENA affichent le niveau le plus élevé de subventions du monde – proche de 2 % du PIB en moyenne. En outre, ces subventions avantagent comparativement plus le quintile le plus riche de la population. Ces politiques publiques ont pour résultat final de fausser tous les signaux de rareté de la ressource et donc de décourager les innovations en matière de gestion de l’eau ou de techniques dans le domaine de l’eau, aussi bien de la part des usagers que des fournisseurs d’eau. Dans le même temps, les réformes des politiques publiques sur l’eau ont eu du mal à passer dans la région MENA, notamment à cause des puissants intérêts catégoriels profitant des subventions. L’axe sur l’intégration régionale adoptera une perspective régionale pour établir un soutien politique des réformes ainsi que des arrangements institutionnels. Partant de l’expérience d’autres pays ou régions dont les ressources en eau sont limitées tels que l’Australie, Singapour, l’Inde, les États-Unis, Israël ou le Chili, qui ont démontré une volonté politique de réforme, le programme s’emploiera à : 13 i) introduire des tarifs et des technologies dans le domaine de l’eau et de l’efficacité énergétique ; ii) intégrer les populations locales grâce à des programmes conçu avec la participation des intéressés et donnant des résultats rapidement ; iii) mettre en place des systèmes de gestion intégrée de l’eau urbaine et de productivité de l’eau agricole qui assurent la pérennité à la fois des services de distribution d’eau et des ressources hydriques ; et iv) étendre les accords internationaux en matière de gestion de l’eau.  Éducation. Comme il a été dit plus haut, la qualité de l’éducation n’est pas satisfaisante dans presque tous les pays de la région MENA. Beaucoup d’enfants quittent le système scolaire sans savoir lire, écrire et compter, et il existe d’importantes variations dans les résultats scolaires selon la situation socioéconomique, la géographie et le sexe. Bien que les taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire et supérieur soient comparables à ceux des pays de l’OCDE, trop de diplômés ne possèdent pas les compétences demandées sur le marché du travail, d’où les taux de chômage élevés chez les jeunes, l’exclusion sociale et la marginalisation. La frustration de ces diplômés, conjuguée à l’absentéisme des enseignants et à la pénurie de matériel pédagogique, se traduisent par un faible degré de confiance dans le système et par conséquent dans l’État. La coopération régionale dans la région MENA pourrait être l’occasion de promouvoir des réformes de l’éducation. Outre les problèmes courants décrits plus haut, tous les pays arabes partagent la même langue d’enseignement. Par exemple, il serait peut-être possible d’agir de manière coordonnée pour réformer les programmes et les méthodes d’enseignement. D’autre part, dans la mesure où certaines réformes sont controversées, les résistances politiques pourraient être plus faciles à vaincre si elles étaient proposées au niveau régional et non pas national. Ce travail s’appuiera sur l’initiative régionale sur l’Éducation au service de la compétitivité lancée en partenariat avec la Banque islamique de développement, qui s’efforce d’élaborer des normes pour les programmes d’enseignement ou de les réformer, d’améliorer la gouvernance et la redevabilité, et d’une façon générale augmenter la contribution du système éducatif à la croissance et à la compétitivité dans la région MENA. En plus de ces trois initiatives, le Groupe de la Banque continuera de pousser en faveur de l’intégration dans le domaine du commerce et de l’investissement, en s’appuyant sur de précédentes études ayant démontré les problèmes et les coûts associés à l’absence d’intégration. L’accent sera mis ensuite sur l’approfondissement de certains arrangements récents, notamment ceux associés aux accords avec l’Union européenne, l’OMC, ainsi que sur les investissements intra-régionaux. C. Résilience Le simple nombre de réfugiés et de déplacés internes, ainsi que la durée anticipée de leur séjour, menacent la résilience des économies de la région MENA. Au dernier décompte, il y avait cinq millions de réfugiés syriens, dont la moitié d’enfants, en Turquie, en Jordanie, au Liban (où ils 14 représentent 30 % de la population) et dans une centaine d’autres pays. En Irak, le nombre de déplacés internes a augmenté de 2 millions depuis juin 2014. Plus récemment, la guerre civile au Yémen a entraîné le déplacement d’au moins un million de personnes dans le pays et l’afflux de réfugiés à Djibouti et en Somalie, entre autres. En Lybie, les conflits ont chassé près d’un million d’habitants vers la Tunisie et déplacé 400 000 autres à l’intérieur du pays. La durée médiane moyenne de séjour des réfugiés dans le monde est de 17 ans. La nature des conflits dans la région MENA laisse penser qu’elle sera du même ordre pour les réfugiés en Jordanie, au Liban et ailleurs. Même si les guerres reculent, beaucoup de ceux qui fuient les violences sectaires ne retourneront sans doute pas d’où ils viennent. Selon des enquêtes menées auprès de Syriens réfugiés ou déplacés, ils seraient jusqu’à 20 % – soit environ 2,2 millions d’habitants – à n’avoir aucune intention de rentrer chez eux. Parmi ceux qui souhaitent rentrer, beaucoup ne rentreront probablement pas avant dix ans ou plus. Cinq millions de Palestiniens sont réfugiés depuis plus de 65 ans. L’une des principales caractéristiques de la crise des réfugiés syriens est que 85 % sont dispersés dans des zones géographiques étendues, alors que 15 % seulement se trouvent dans des camps. Le nombre élevé de personnes déplacées en dehors de camps organisés accroît sensiblement l’impact sur les communautés d’accueil et, pour les organismes d’aide, il est beaucoup plus difficile de toucher ces personnes et ces familles. La population syrienne réfugiée est également très jeune, avec une majorité de femmes et de filles parmi les déplacés. Sur l’ensemble de la population, 23 % ont moins de 18 ans et près de 9 % moins de 5 ans. En Jordanie et au Liban, la plupart des Syriens déplacés semblent avoir eu une période d’errance avant de quitter la Syrie, fuyant la sécheresse et les difficultés économiques, et ils correspondraient donc à un segment plus pauvre de la population d’origine. En se basant sur un seuil de pauvreté de 50 JD par personne et par mois, on estime que 69,2 % des réfugiés en Jordanie se trouvent en dessous du seuil de pauvreté.3 L’évaluation de la vulnérabilité des réfugiés syriens au Liban réalisée en 2014 par le HCR des Nations Unies a estimé aussi que 71 % des réfugiés syriens ne pouvaient pas satisfaire leurs besoins élémentaires sans adopter des stratégies d’adaptation négatives.4 La majorité des réfugiés syriens de la région dépendent de l’aide humanitaire alimentaire comme première source de nourriture. L’hébergement continue également de poser de graves difficultés. Plus de la moitié vivent dans des conditions de logement insatisfaisantes, avec des problèmes de sécurité d’occupation, d’intimité, de sécurité physique, d’assainissement et de surpopulation. En Jordanie, 98 % des réfugiés vivant en dehors des camps louent leur logement à des prix équivalant généralement à plus de la moitié de leur revenu. Les niveaux d’études des réfugiés syriens répertoriés sont généralement faibles. En Jordanie et au Liban, 80 % des réfugiés n’ont pas dépassé le cycle primaire. Fait alarmant, près de 2,3 millions 3 « How Poor are Refugees - A Welfare Assessment of Syrians living in Jordan and Lebanon », Banque mondiale et HCR des Nations Unies (2015). 4 Plan d’aide régional pour les réfugiés et la résilience (2015), HCR des Nations Unies. 15 des déplacés en Syrie ne suivent aucun enseignement scolaire formel et près de 50 % des 950 000 enfants syriens d’âge scolaire répertoriés comme réfugiés dans des pays d’accueil ne sont pas scolarisés. Environ 10 % des élèves répertoriés suivent un enseignement non formel. Plusieurs facteurs contribuent aux faibles taux de scolarisation, dont la rigidité des conditions d’inscription, les obstacles financiers, les craintes relatives à la sécurité et au harcèlement, et la discrimination à l’école. Bien que les réfugiés syriens aient accès aux services de santé nationaux dans les pays d’accueil, ils semblent présenter une forte incidence de maladies non transmissibles comme l’hypertension et le diabète. Beaucoup souffrent aussi de troubles post-traumatiques, d’anxiété, de dépression et d’autres troubles mentaux. Sur le plan de l’accès à des moyens de subsistance, les réfugiés syriens sont très pénalisés, notamment par des restrictions en matière d’emploi dans le secteur formel. De ce fait, la plupart d’entre eux travaillent dans le secteur informel, acceptant des salaires bas sans bénéficier des protections légales. Le travail des enfants est un problème signalé dans tous les pays d’accueil. Les répercussions sur les communautés et pays d’accueil ont aussi été importantes. Peu de pays ont connu une augmentation aussi soudaine de leur population. Du fait de la demande supplémentaire de services de base, les écoles doublent les cours5 et les dépenses publiques de santé, d’éducation, d’eau et d’électricité sont en forte hausse (environ 1,1 milliard de dollars au Liban). Certaines données indiquent que l’afflux de réfugiés syriens, qui sont prêts à accepter des emplois moins payés, a fait baisser le niveau des salaires en Jordanie. Selon certaines estimations prenant tous ces éléments en compte, la guerre en Syrie ferait reculer les taux de croissance du PIB de 2,6 % par an au Liban et de 1,8 à 2,6 % en Jordanie. Enfin, la présence d’un si grand nombre de réfugiés commence à avoir des effets sur le tissu social. Dans le nord de la Jordanie, 20 % des populations locales ont fait état de tensions dues à la concurrence en matière d’accès à l’éducation, au logement et à des activités génératrices de revenus. Les incidents de sécurité sont en progression au Liban. Étant donné les tensions ethniques actuelles dans le pays, il y a un risque qu’elles ne dégénèrent en conflits ouverts. L’afflux de réfugiés a aussi des retombées sur le reste du monde. Les conflits avec les communautés d’accueil peuvent déborder dans les pays voisins. Les tentatives d’émigration vers l’Europe ont sensiblement augmenté récemment, beaucoup de migrants fuyant les guerres civiles au Moyen-Orient et en Asie du Sud. En résumé, le bien-être des migrants, des déplacés internes et des communautés d’accueil est un bien public mondial. C’est pourquoi la réponse à ce problème doit être mondiale. L’objectif de l’axe sur la résilience sera de favoriser le bien-être des réfugiés, des déplacés internes et des communautés d’accueil dans la région MENA. Pour ce faire, nous suivrons trois principes. Premièrement, les autorités nationales doivent être aidées afin qu’elles puissent œuvrer à leur tour à améliorer les conditions de vie des groupes en question. Deuxièmement, compte tenu de la durée anticipée du séjour des personnes déplacées, l’aide au développement doit viser à leur permettre d’acquérir des ressources en termes de capital humain, de biens physiques et de capital 5 En Jordanie, les élèves sont souvent séparés, les cours de l’après-midi étant réservés aux Syriens. 16 institutionnel. Troisièmement, le bien-être de ces populations étant un bien public mondial, une partie de l’assistance nécessaire doit venir de la communauté internationale en général et des bailleurs de fonds en particulier. Ces principes peuvent être appliqués dans les pays d’accueil du point de vue de leurs politiques publiques ainsi que des financements qu’ils reçoivent. Concernant les politiques publiques, tant les études que l’expérience montrent que les intérêts du groupe ciblé sont les mieux servis par une série d’interventions successives, commençant par des mesures de protection sociale pour protéger les plus vulnérables, améliorer les moyens de subsistance possibles et stimuler les marchés locaux. Ensuite, il faut donner aux populations déplacées des possibilités de revenus, par exemple par des programmes « argent contre travail », des programmes de formation et d’apprentissage, l’accès à des microfinancements et des activités de développement d’entreprises. S’ils fonctionnent, ces programmes ont aussi l’avantage d’éviter que certaines personnes déplacées ne tombent dans la délinquance ou ne rejoignent des organisations extrémistes. Troisièmement, l’amélioration des services de base permettra aux personnes déplacées d’exploiter les possibilités de revenus, tout en atténuant un peu le mécontentement suscité par l’encombrement des services actuels dans les pays d’accueil. Enfin, des investissements dans la productivité à long terme, stimulant l’investissement privé et permettant au pays d’accueil de tirer parti de l’accroissement de la demande lié à l’augmentation de la population et de l’arrivée de nouvelles compétences et possibilités de transfert de savoirs, seraient susceptibles de créer un environnement dans lequel les réfugiés et les communautés d’accueil pourraient prospérer ensemble. À titre d’exemple d’une telle prospérité conjointe, les autorités jordaniennes et britanniques et la Banque mondiale collaborent actuellement à la mise en place de zones de développement spéciales dans le nord de la Jordanie, où pourraient travailler des Jordaniens et des Syriens. Les produits en provenance de ces zones pourraient avoir accès au marché de l’Union européenne à des conditions préférentielles. Les entreprises régionales et internationales, y compris celles déplacées à cause de la guerre civile en Syrie, pourraient investir dans ces zones et tirer parti des préférences commerciales et d’une main d’œuvre pas chère. Non seulement ces entreprises assumeraient ainsi certains aspects de leur responsabilité sociale d’entreprise, mais elles auraient un rôle d’incubation de l’économie syrienne post-conflit car ces entreprises pourraient plus facilement transférer leurs activités en Syrie une fois la paix revenue. Enfin, dans la mesure où les chaînes de valeur deviennent plus régionales que mondiales – parce que les dirigeants des usines ont besoin de se rencontrer – ces zones de développement spéciales pourraient aider les Jordaniens à se rapprocher des chaînes de valeur européennes, ce qui leur procureraient une « rente géoéconomique ». Sur le plan du financement, le fait que le bien-être des réfugiés et des communautés d’accueil soit un bien public mondial implique que les programmes devraient être en partie financés par la communauté internationale. Ces financements pourraient prendre la forme de dons ou, puisque la plupart des pays d’accueil sont des pays à revenu intermédiaire, d’achat d’une réduction des intérêts de leur dette. 17 Enfin, en plus de procurer une assistance financière, les pays extérieurs à la région MENA pourraient prendre des mesures pour améliorer les conditions de vie des réfugiés et des déplacés internes. Les politiques d’immigration pourraient notamment avoir des effets importants – surtout en Europe où tentent de se rendre un grand nombre de réfugiés. Bien que signataires de la Convention de 1951 et du Protocole de 1968 relatifs au statut des réfugiés, la plupart des pays limitent le nombre de demandes d’asile qu’ils acceptent. Cela est compréhensible compte tenu des importantes incidences économiques et politiques du processus. Toutefois, étant donné la forte augmentation du nombre de conflits prolongés et l’afflux ininterrompu de réfugiés, des actions ont été engagées pour trouver des solutions de remplacement légales à la hausse des arrivées de migrants clandestins.6 Mais il faudra sans doute des années pour vaincre les attitudes négatives de la société envers les migrants en général, et les réfugiés réinstallés en particulier. Dans l’intervalle, la Banque mondiale pourrait jouer un plus grand rôle au moyen d’analyses mettant en évidence les coûts et les avantages associés à une politique de réinstallation plus ouverte tant à l’échelon régional que mondial. D. Reconstruction et redressement L’intensité, la durée et les destructions des conflits et des guerres civiles dans la région MENA sont sans précédent. Le coût de la reconstruction de la Syrie ravagée par la guerre a été estimé à 170 milliards de dollars. Un calcul séparé évalue à 35 milliards de dollars les pertes de production dues aux conflits avec ISIS au Proche-Orient. Les besoins d’infrastructures de la Libye sont évalués à 200 milliards de dollars sur les dix prochaines années. À eux seuls, les besoins humanitaires du Yémen tournent autour de 274 millions de dollars – et continuent d’augmenter. Rappelons enfin que la région traverse actuellement la plus grave crise des réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale. Face à cette échelle de destructions, il n’est plus possible d’attendre que les conflits prennent fin pour procéder à une évaluation des besoins post-conflit et financer un plan de reconstruction. Il faut évaluer les besoins de façon dynamique et agir en temps de conflit. L’expérience de plusieurs pays d’Amérique latine montre que cette stratégie peut être efficace en termes de coûts. Par ailleurs, dans la mesure où les conflits prennent leurs sources dans des divisions sectaires et la défaillance des pouvoirs publics, tout programme de redressement doit restaurer la confiance en plus de reconstruire des routes et des ponts. De ce fait, le programme doit privilégier l’assistance sociale aux personnes touchées et déplacées afin de les protéger tout en leur donnant des choix quant au lieu où elles veulent habiter. Ces mesures doivent être rapidement suivies d’améliorations dans la prestation des services de base, à la fois parce que les populations en ont besoin pour survivre, et parce que cela contribue à donner confiance dans les autorités gouvernementales. Ensuite, le programme devra s’employer à développer les moyens de subsistance et les possibilités d’emploi afin que les populations puissent commencer à mener des vies relativement normales. Dernier impératif et non des moindres, le programme devra mettre en avant les institutions et la 6 From Refugee to Migrant? Labor Mobility’s Protection Potential, Migration Policy Institute 18 gouvernance au service du redressement et de la reconstruction – bon nombre de programmes de redressement ont échoué parce que cet aspect avait été négligé. La stratégie défendue ici, à savoir lancer la reconstruction avant la fin des conflits et restaurer la confiance des citoyens dans l’État, nécessitera de travailler avec d’autres acteurs que les partenaires traditionnels. La Banque collabore habituellement avec les Nations Unies, les donateurs bilatéraux et les gouvernements nationaux. Mais en temps de guerre, il peut ne pas y avoir de gouvernement national opérationnel. Il peut exister en revanche une administration infranationale ou locale capable d’entamer un programme de redressement. De même, une part de l’assistance devra être apportée par des acteurs non étatiques comme des ONG ou des organisations caritatives, qui sont souvent les seuls à pouvoir travailler dans ces environnements violents. Il arrive que le secteur privé fonctionne là où les pouvoirs publics ne fonctionnent pas. À l’autre extrémité du spectre, la dimension et le champ d’application du programme de reconstruction supposent qu’il soit entrepris en collaboration avec des organisations régionales et mondiales. Ce programme de redressement et de reconstruction exigera des financements considérables de la communauté mondiale, mobilisés suffisamment tôt et avant la fin des conflits. Pour cela, nous proposons le plan de financement suivant. Un groupe de bailleurs de fonds fournit des garanties utilisées ensuite pour émettre des obligations « MENA ». Le produit de l’émission d’obligations peut financer le programme de redressement et de reconstruction dans les pays de la région MENA. Si un pays fait défaut, la garantie sera appelée. Les estimations montrent qu’un dispositif de ce type pourrait faire appel aux garanties jusqu’à sept fois. De plus, les coûts d’emprunt pour les pays seraient environ 300 à 500 points de base inférieurs à ce qu’ils pourraient obtenir sur le marché. Et, point extrêmement important, il est possible que l’existence d’un tel plan de financement amène les parties en guerre à baisser les armes. La mise en œuvre de ce programme va mettre les procédures de la Banque à rude épreuve. Pour commencer, travailler dans des environnements de conflits exige de prendre beaucoup plus en compte les questions de sécurité, ce qui augmentera probablement les coûts. Nous aurons besoin d’affiner nos cadres juridiques et fiduciaires pour les pays ne possédant pas de gouvernements de facto. Et nous pouvons être conduits à travailler avec des acteurs non étatiques faisant partie de groupes armés, comme nous l’avons fait par le passé avec le Mouvement populaire de libération du Soudan ou avec des factions minoritaires au Myanmar. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la dimension historique de cet axe de la stratégie. L’article I des Statuts de la Banque énonce que « la Banque a pour objectifs : d’aider à la reconstruction et au développement des territoires des États membres, en facilitant l’investissement de capitaux consacrés à des fins productives, y compris la restauration des économies détruites ou disloquées par la guerre… » (italiques ajoutées). Cet axe ramène la Banque mondiale à ses origines. D’autre part, la Conférence de Bretton Woods qui a posé les fondements du redressement après la Seconde Guerre mondiale s’est tenue en juillet 1944, alors que la guerre n’a pris fin qu’en 1945. En d’autres termes, l’idée de préparer un plan de reconstruction et de redressement, y compris son 19 financement, alors que les conflits sont toujours en cours, a un précédent, qui possède des liens avec les origines de la Banque mondiale et du FMI. II. Mise en œuvre de la stratégie Si cette stratégie régionale sera mise en œuvre en grande partie au niveau des pays par le biais des Cadres de partenariat-pays, les objectifs communs de paix et de stabilité impliquent qu’il y aura des points communs dans la manière dont les instruments et les ressources du Groupe de la Banque seront déployés et exploités. A. Partenariats D’une certaine manière, le caractère de bien public de la paix et de la stabilité dans la région MENA fait des partenariats l’instrument le plus important pour mettre la stratégie en œuvre. Il signifie aussi que la priorité donnée aux programmes régionaux va augmenter par rapport aux programmes-pays. En pratique, cela veut dire que la Banque utilisera sa combinaison unique de compétences techniques et de pouvoir de rassemblement pour bâtir des alliances en faveur de la paix et de la stabilité dans la région. Les partenariats se divisent en trois catégories :  Partenariats financiers. Les deux principaux exemples sont l’alliance de bailleurs de fonds constituée pour accorder des dons ou acheter des réductions d’intérêts pour les réfugiés, les déplacés internes et les communautés d’accueil, et le dispositif d’émission d’obligations MENA garanties par des donateurs pour financer le redressement et la reconstruction dans la région. Les partenariats avec des institutions régionales telles que la Banque islamique de développement occuperont une place particulièrement importante. Les propositions relatives à ces partenariats ont été examinées et ont reçu un accueil très favorable lors d’une réunion des parties prenantes en marge des Assemblées annuelles de la Banque et du Fonds à Lima en octobre.  Partenariats de savoirs. Ces partenariats seront déterminants en ce qui concerne les évaluations dynamiques des besoins, indispensables pour l’axe sur le redressement et la reconstruction. Il sera important également de dialoguer avec des acteurs non étatiques comme le milieu universitaire et la société civile afin d’établir un nouveau contrat social, en particulier la composante de participation citoyenne, ainsi que pour les autres axes de la stratégie. Dans cette catégorie de partenaires, citons la Bibliothèque d’Alexandrie et l’Institut international pour la paix.  Partenariats de plaidoyer. Certains aspects de la nouvelle stratégie demanderont que la Banque fasse un travail de plaidoyer. Deux exemples sont le traitement des réfugiés dans les politiques d’immigration, et les réformes favorables aux pauvres, comme le remplacement des subventions des carburants par des transferts monétaires ciblés, qui 20 aideront à mettre en place le nouveau contrat social. Dans ce dernier type de cas, les actions de plaidoyer sont plus efficaces lorsqu’elles sont menées en partenariat, surtout avec un partenaire local. Enfin, cette stratégie représente un vaste partenariat à l’intérieur du Groupe de la Banque. Premièrement, la stratégie a été élaborée par plusieurs groupes de travail composés de membres de différents pôles d’expertise mondiale. Deuxièmement, l’IFC joue un rôle central, en particulier pour ce qui est des investissements dans les infrastructures (le rôle de la MIGA reste à définir plus précisément). Troisièmement, les mécanismes de financement pour les axes sur la résilience et sur le redressement et la reconstruction sont en cours d’élaboration en collaboration avec le Trésor. Enfin, les services juridiques, de contrôle et de gestion financière dispensent des conseils sur la manière d’agir dans des pays dirigés par des gouvernements extraordinaires, comme le Yémen, et les services généraux formulent des recommandations sur les personnels travaillant dans des environnements difficiles du point de vue de la sécurité, comme indiqué dans l’axe sur le redressement et la reconstruction. B. Savoirs Compte tenu de la nécessité d’établir un nouveau contrat social, qui est fondamentalement un objectif politique, les activités de la Banque dans le domaine du savoir vont prendre le pas sur ses activités de prêt. Les produits de savoir, comme le rapport phare « Jobs or Privileges? », non seulement montrent les contours du nouveau contrat social – dans lequel l’État encourage la concurrence sur les marchés intérieurs – mais peuvent contribuer à établir un consensus politique autour des réformes nécessaires en apportant des éléments d’information susceptibles de nourrir le débat public. Autres exemples : les réformes des subventions, qui sont également nécessaires au nouveau contrat social mais qui restent politiquement controversées ; le renforcement des mécanismes de redevabilité en matière de fourniture des services à partir des expériences locales réussies ; les travaux d’analyse sur les facteurs des conflits et l’économie politique locale afin d’éclairer l’axe sur le redressement et la reconstruction ; et le développement de la participation citoyenne par le biais de chartes des citoyens, etc. Les activités de la Banque dans le domaine du savoir sont importantes aussi pour bâtir des alliances avec des partenaires internationaux, dont beaucoup comptent sur la Banque pour cet aspect du partenariat. À titre d’exemple, l’évaluation des effets économiques et sociaux réalisée par la Banque au Liban a servi de base à une rencontre de haut niveau aux Nations Unies sur l’assistance aux pays touchés par la crise syrienne. Certaines activités en matière de savoir prendront la forme de rapports traditionnels, tels que les évaluations des dommages et des besoins dans les zones dévastées par la guerre. Cependant, compte tenu de l’évolution de l’environnement, la Banque va innover avec de nouveaux instruments comme la production participative d’informations et l’utilisation du Media Lab du MIT pour diffuser les résultats de nos travaux. 21 C. Finances Les financements du Groupe de la Banque sont tellement minimes par rapport aux autres ressources dans la région MENA qu’ils seront mieux employés comme levier pour contribuer à la paix et la stabilité dans la région. Au niveau des pays, les opérations de prêt auront pour but de renforcer le nouveau contrat social. Les projets ciblés sur les zones politiques sensibles ou en retard, comme l’opération d’urgence pour le développement en Irak, ou sur l’amélioration de la gouvernance, comme l’opération d’appui à la décentralisation en Tunisie, en constituent des exemples. Comme il a été dit plus haut, tous les projets comporteront une composante de participation citoyenne. À l’inverse, nous nous engagerons dans moins de projets d’investissements publics sans un certain renforcement de la redevabilité publique. De même, pour bénéficier des mécanismes de sanction inhérents à un marché opérant, on partira de l’hypothèse que le financement des projets d’infrastructures viendra du secteur privé, mené par l’IFC. La Banque mondiale utilisera son savoir et posera éventuellement des conditions en matière de politiques publiques afin d’aider les pays à mener les réformes politiques et institutionnelles nécessaires pour attirer des financements privés et améliorer les conditions de vie. En Jordanie par exemple, la production et la distribution d’électricité sont privatisées. Et en Irak, nous travaillons actuellement à améliorer le cadre réglementaire afin d’attirer des financements privés dans la distribution d’électricité. Que ce soit à l’IFC ou à la Banque, nous possédons déjà un immense savoir-faire en la matière dans les secteurs de l’énergie, de l’eau, des transports et des TIC. Dans ce cadre, nous anticipons une hausse importante des prêts de la Banque au cours des prochaines années, pour atteindre environ 6 milliards de dollars. La demande pour nos ressources reste élevée, et un certain nombre de projets et de programmes potentiels pourraient avoir beaucoup d’impact dans ces pays. En cas de cessation des hostilités dans la région MENA, le programme de prêts sera encore étendu. III. Risques De par sa nature même, cette stratégie comporte des risques importants. Toute tentative de remédier aux causes et aux conséquences de conflits violents génère tout d’abord des risques pour la sécurité des personnels travaillant dans ces pays. Mais il existe aussi des risques sur le plan de l’efficacité des interventions du Groupe de la Banque du fait de la nature de la stratégie. Lorsqu’elle travaille avec des partenaires non traditionnels, la Banque ne peut pas appliquer systématiquement ses normes fiduciaires complètes. La stratégie implique de nouveaux domaines d’intervention pour la Banque, comme les évaluations politiques, qui pourraient être assortis de risques. Le fait que la Banque soit vue de manière relativement négative dans certaines parties de la région pourrait compromettre le succès de la stratégie : 90 % des personnes interrogées lors d’une enquête (certes limitée) ont déclaré ne pas penser que la Banque œuvrait à réduire la pauvreté. 22 Plusieurs risques de réputation sont également associés à la stratégie. Si nous avons une relation financière avec des acteurs non étatiques, l’argent pourrait finir entre les mains de terroristes. Certains de nos partenaires pourraient avoir des liens avec des extrémistes violents. Et dans la mesure où les prêts à l’appui de la politique de développement sont versés au budget, si des dépenses gouvernementales servent finalement à financer des terroristes (par exemple lorsque les salaires des fonctionnaires irakiens sont « taxés » par Daech dans certains districts), la Banque pourrait être accusée d’aider indirectement ces groupes. Néanmoins, le risque le plus important qui plane au-dessus de tous les autres serait que, en dépit de tous nos efforts, les conflits s’aggravent et que la région implose. La démarche que nous adoptons pour atténuer ces risques est triple. Sur la question de la sécurité des personnels, nous continuerons de suivre les directives des Nations Unies. Dans les environnements très dangereux comme la Libye, nous rencontrons nos interlocuteurs dans un lieu tiers, par exemple Tunis ou Istanbul. Nous nous efforcerons également d’utiliser davantage des consultants locaux. Concernant l’efficacité des interventions, nous allons élaborer de nouvelles directives pour travailler avec des acteurs non étatiques dans les lieux privés de gouvernements de facto, et nous diffuserons et ferons connaître ces directives afin que chacun soit informé du profil de risques. Pour ce qui est du risque de réputation, il doit être évalué par rapport au risque de réputation auquel nous serions exposés si nous n’avions pas tenté cette stratégie audacieuse. À supposer que le nombre de morts et les destructions augmentent dans la région MENA et que l’on apprenne que la Banque aurait pu fait quelque chose mais s’en est abstenue à cause du « risque de réputation », l’effet pourrait être pire encore sur la réputation de l’institution. IV. Suivi des résultats Les cinq dernières années ont montré que les méthodes classiques de suivi des résultats n’étaient pas adaptées à la région MENA d’aujourd’hui. Les résultats des projets individuels, par exemple le nombre de kilomètres de routes construits, ne permettent pas de voir que le pays est peut-être en pleine guerre civile. Même des résultats macroéconomiques comme la croissance du PIB, la pauvreté monétaire et la répartition des revenus n’ont pas anticipé le Printemps arabe, et encore moins ses prolongements. Tous les pays affichaient des taux de croissance en hausse avant 2010. L’extrême pauvreté, qui s’élève à 2,4 %, avait été pratiquement éliminée. Dans la plupart des pays, les inégalités étaient faibles et diminuaient ou stagnaient. En revanche, d’autres unités de mesure, telles que les indicateurs de bien-être, les possibilités d’expression et la redevabilité publique, et les opportunités ouvertes à la classe moyenne (et non aux 40 % les plus pauvres), annonçaient les problèmes qui ont déclenché le Printemps arabe et avec lesquels la région continue de se débattre. Compte tenu de cette expérience, et dans la mesure où notre stratégie vise à promouvoir la paix et la stabilité, nous surveillerons les indicateurs associés à un degré plus élevé de paix et de stabilité sociale. Les deux catégories d’indicateurs sont : i) les études de perception, par exemple les sondages Gallup, le Baromètre arabe et les enquêtes World Values Surveys, qui ont toutes mieux prédit le Printemps arabe que les indicateurs classiques. Nous surveillerons si les tendances 23 révélées par ces études s’améliorent ou s’aggravent au fur et à mesure du déploiement de la stratégie ; ii) les sentiment analysis et les mégadonnées, qui suivent les attitudes en temps réel en récupérant des informations sur les réseaux sociaux. Étant donné les niveaux élevés d’utilisation des médias sociaux dans certains pays comme l’Arabie saoudite et les ÉAU, cette source de données pourrait être très intéressante. Enfin, nous allons développer et suivre des indicateurs en phase avec la théorie du changement associée à la nouvelle stratégie. Nous aurons des indicateurs montrant si nos interventions contribuent à établir le nouveau contrat social (par exemple l’intégration d’une participation citoyenne dans les projets). Les enquêtes auprès des ménages peuvent nous dire si les conditions de vie des réfugiés et des communautés d’accueil s’améliorent. Des indicateurs d’état de préparation peuvent renseigner sur les progrès accomplis dans l’axe sur le redressement et la reconstruction. Et des indicateurs standard comme la part de la production d’électricité qui est commercialisée seront employés pour l’axe relatif à l’intégration régionale. 24