Champ d’application et raison d’être du rapport Raison d’être Base factuelle Le renouvellement du contrat social, l’un des piliers de la nouvelle stratégie de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MENA), nécessite de créer un nouveau modèle de développement fondé sur plus de confiance, d ’ouverture, de transparence, d’inclusion et une prestation de services responsable. Il requiert aussi un secteur privé plus solide à même de créer des emplois et des opportunités pour les jeunes de la région MENA. Les taux de chômage dans la région MENA comptent parmi les plus élevés au monde, surtout celui des jeunes diplômés (qui se situe entre 15 et 25 %). Les études analytiques récentes qui tentent d’expliquer le faible niveau de création d’emplois et le peu de dynamisme du secteur privé dans la région MENA pointent toutes diverses barrières formelles et informelles au démarrage d’activité et à la concurrence1. Ces barrières privilégient quelques acteurs déjà en place (souvent peu productifs) qui ont une longueur d’avance sur leurs concurrents en raison de leurs connexions ou de leur capacité à influer sur l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques2. Un certain nombre d’études récentes se sont explicitement penchées sur la question des relations entre l’État et les milieux d’affaires dans la région. Plus particulièrement, des études empiriques approfondies sur la mainmise du secteur public sur les politiques publiques en République arabe d’Égypte et en Tunisie ont exploité de riches bases de données sur les entreprises politiquement connectées (Diwan, Keefer et Schiffbauer 2013 ; Rijkers, Freund et Nucifora 2014). Ces études ont montré que les politiques économiques peuvent être sapées de différentes manières pour privilégier quelques- uns, ce qui a des effets néfastes aux niveaux tant de l’économie que des secteurs, se traduisant par un nombre moindre d’entrées des entreprises dans les secteurs, un niveau plus élevé de concentration des marchés et une croissance économique lente. 1 2 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord La Banque mondiale (2009) fournit de nombreuses données probantes sur la manière dont quelques entreprises politiquement connectées dans les pays de la région MENA obtiennent des rentes et un accès privilégié aux ressources, et font pencher les règles du jeu en leur faveur. Le rapport fait valoir que « le succès des politiques de développement du secteur privé repose en grande partie sur une mise en œuvre plus efficace, prévisible et équitable desdites politiques par les organismes publics qui en ont la charge » (Banque mondiale 2009, xviii). Il plaide également pour le renforcement des capacités du secteur privé afin qu’il puisse contribuer de manière constructive au débat sur les mesures à prendre par les pouvoirs publics et jouer un rôle actif dans l’ensemble du cycle des politiques publiques, de la détermination des réformes à mener à leur évaluation. Un rapport publié à la suite du précédent (Banque mondiale 2014a) pousse l’analyse plus loin en compilant un riche ensemble de données (composé notamment de bases de données sur le recensement des entreprises dans plusieurs pays de la région MENA) et en montrant comment la mainmise sur les politiques publiques nuit à la productivité et à la création d’emplois en ouvrant un accès privilégié aux ressources, en freinant la concurrence et en biaisant les règles du jeu3. On retrouvera dans l’encadré 1.1 les principales constatations et conclusions de ce rapport. ENCADRÉ 1.1 Les effets de la mainmise sur les politiques publiques Les principales constatations du rapport Pourquoi la création d’emplois est-elle intitulé Emplois ou privilèges : libérer le donc faible, tant sur le plan quantitatif potentiel de création d’emplois au que qualitatif ? La relation entre les Moyen-Orient et en Afrique du Nord caractéristiques des entreprises et la (Banque mondiale 2015b) portent sur la création d’emplois dans la région MENA mainmise sur les politiques publiques, la n’est pas différente de celle observée dynamique des entreprises, la croissance dans d’autres régions. Comme dans les de la productivité et la création d’emplois autres régions, les jeunes entreprises et dans la région MENA. les entreprises productives connaissent Au cours des deux dernières décennies, un essor plus rapide et créent plus la région MENA a enregistré une d’emplois dans la région MENA. À titre croissance modeste du produit intérieur d’exemple, en Tunisie, 92 % des créations brut (PIB) par habitant, accompagnée d’emplois nettes (sur la période 1996- d’une croissance faible de la productivité. 2010) étaient le fait d’entreprises de La structure de l’économie a changé, la moins de cinq ans et comptant moins de proportion de la main-d’œuvre active cinq employés ; au Liban, cette proportion dans le secteur agricole ayant décru. était de 177 % entre 2005 et 2010. Une Toutefois, la croissance de la productivité économie dynamique, où les démarrages globale est essentiellement tirée par celle et cessations d’activité sont importants, de la productivité dans les secteurs. Les contribuerait ainsi à la productivité. pays de la région MENA n’ont pas été en Pourtant, dans la région MENA, le taux de mesure d’absorber leur main-d’œuvre à cessation d’activité des entreprises est croissance rapide dans des activités à faible. La lente croissance de la forte productivité. Le chômage et le sous- productivité au sein des entreprises et la emploi restent à des niveaux très élevés, répartition inadéquate de la main- et la plupart des travailleurs sont d’œuvre et du capital entre les employés dans de petites activités à entreprises expliquent la faible croissance faible productivité. de la productivité dans la région MENA. (Suite à la page suivante) Champ d’application et raison d’être du rapport 3 ENCADRÉ 1.1 Les effets de la mainmise sur les politiques publiques Suite Ces phénomènes — les faibles taux de n’ont ni récompensé les entreprises en cessation d’activité des entreprises, la fonction de leurs performances ni protégé croissance de la productivité et la création ou favorisé la concurrence. Ces politiques d’emplois — sont, à leur tour, la ont créé des privilèges plutôt que d’établir résultante de politiques publiques qui des règles de jeu équitables. Lesdits restreignent la concurrence. Quatre privilèges ont préservé les entreprises de études de cas présentées dans le rapport la concurrence nationale et internationale en font la démonstration. Par exemple, et ont permis de subventionner leurs une étude de cas sur les investissements activités au moyen d’un accès préférentiel directs étrangers en Jordanie montre que et parfois exclusif à des intrants peu les entreprises manufacturières nationales onéreux (électricité, terres, etc.). (fournisseuses) ne bénéficient pas des Se fondant sur le cadre théorique proposé retombées des investissements directs par Aghion et al. (2001), l’étude fait valoir étrangers (IDE) et donne à penser qu’un que ces politiques favorisent une baisse régime d’entrée plus libéral pour les artificielle des coûts pour un petit nombre investissements directs étrangers dans le d’entreprises et créent ainsi des écarts de secteur des services en Jordanie générera coûts plus importants que la norme entre la croissance de l’emploi parmi les ces entreprises et les autres. Ces écarts de entreprises nationales. Une autre étude coûts importants incitent moins toutes les de cas dresse le constat selon lequel les entreprises à être plus productives. Les entreprises perçoivent « l’incertitude liée entreprises bénéficiant des moindres aux politiques publiques » comme un coûts jouissent d’un avantage de coût si obstacle « grave » ou « majeur » à la important qu’elles ne craignent pas de se croissance. Les entreprises attribuent cet rattraper. Les autres accusent un tel état de fait en grande partie à des retard et, de surcroît, ont une batterie de pratiques discrétionnaires qui font planer politiques qui leur sont si défavorables de l’incertitude sur la mise en œuvre des qu’elles nourrissent peu d’espoir de politiques publiques. Cette étude constate rattraper leur retard et de gagner des que l’application discriminatoire de ces parts de marché. Parce que les « politiques publiques a un impact négatif entreprises bénéficiant des bas coûts » sur la croissance de la productivité et le ont une faible productivité et ne sont dynamisme du secteur privé (en nullement incitées à s’améliorer, et que particulier sur la création de nouvelles certaines des autres entreprises qui ont la entreprises) dans la région MENA. capacité de devenir plus productives ne Les entreprises ayant de bonnes sont pas incitées à le faire, la productivité connexions ont confisqué les politiques globale stagne. industrielles mises en œuvre par le passé dans la région MENA et ces politiques Base conceptuelle Le Rapport sur le développement dans le monde 2017 : la gouvernance et la loi (Banque mondiale 2017) propose un cadre solide qui permet de comprendre les dysfonctionnements de la gouvernance, notamment les pouvoirs discrétionnaires, la mainmise sur les politiques publiques, la collusion et les traitements de faveur. Il définit la gouvernance comme étant le processus par lequel les acteurs étatiques et non étatiques conçoivent et mettent en œuvre les politiques publiques. Le cadre dans lequel différents groupes et acteurs interagissent et négocient sur la conception et la mise en œuvre des politiques est l’arène des politiques publiques. C’est le cadre dans lequel la gouvernance se manifeste. 4 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord Selon la Banque mondiale (2017), la répartition du pouvoir est un élément clé du fonctionnement de l’arène des politiques publiques. Dans des processus de négociation portant sur le choix et la mise en œuvre des politiques publiques, la répartition inégale du pouvoir – ou asymétrie de pouvoir – peut avoir une incidence négative sur l’efficacité des politiques. Les individus ou les groupes puissants qui estiment que certaines politiques pourraient avoir pour effet de diminuer leur pouvoir actuel ou futur peuvent user de leur pouvoir pour bloquer ou altérer l’adoption de ces politiques favorables au développement ou pour saper leur mise en œuvre. Les conséquences négatives des asymétries de pouvoir se traduisent par la mainmise sur les politiques publiques, le clientélisme et l’exclusion. Il y a exclusion lorsque des individus ou des groupes sont systématiquement écartés des décisions politiques qui touchent leurs intérêts. Les individus et les groupes ayant moins de pouvoir relatif, tels que les petites et moyennes entreprises, éprouvent plus de difficultés que les grandes entreprises puissantes à négocier leurs intérêts et leurs préférences dans le cadre des politiques publiques. L’exclusion a alors des incidences concrètes sur la croissance économique solidaire. Il y a mainmise sur les politiques publiques lorsque des groupes puissants peuvent peser de leur poids sur les mesures prises par les pouvoirs publics de sorte qu ’elles servent leurs intérêts égocentriques. À titre d’exemple, des entreprises puissantes et bien connectées qui exercent leurs activités dans des secteurs moins productifs de l’économie peuvent militer en faveur de politiques qui protègent leur pouvoir économique, obtenir des traitements de faveur et neutraliser la concurrence — ce qui porte un coup à l’allocation des ressources, à l’innovation et à la productivité. Le clientélisme est la troisième manifestation des asymétries de pouvoir ; il a lieu lorsque des biens et des services sont échangés contre un soutien politique. Un type de clientélisme que l’on observe est celui où des fonctionnaires obtiennent des votes de citoyens en échange d’avantages à court terme, tels que des transferts monétaires ou des subventions. Le devoir de responsabilité s’en trouve ainsi mis en vente. Un deuxième type de clientélisme est celui qui se produit lorsque des politiciens deviennent sensibles à des groupes qui exercent une grande influence — par exemple le fait de favoriser les intérêts des fournisseurs de services de télécommunication au détriment des consommateurs. En contrepartie de leur soutien politique, les prestataires de services peuvent dégager des rentes en détournant des ressources publiques ou se livrer à d’autres pratiques de corruption, compromettant par là même l’équité. La Banque mondiale (2017) montre que les asymétries de pouvoir sont la raison sous-jacente pour laquelle les mauvaises politiques prospèrent et les politiques judicieuses sont laissées de côté ou (si et lorsqu’elles sont adoptées) ne sont pas mises en œuvre de manière équitable et efficace, et parfois même pas mises en œuvre du tout. Il montre qu’au bout du compte, l’efficacité des politiques publiques dépend non seulement des politiques choisies, mais également de la manière dont elles sont choisies et mises en œuvre. Dans le cadre du développement du secteur privé, les asymétries de pouvoir donnant lieu à la mainmise sur les politiques publiques, au clientélisme et à l’exclusion revêtent plusieurs formes : Champ d’application et raison d’être du rapport 5  Barrières réglementaires explicites ou informelles à l’entrée de nouvelles entreprises dans certains secteurs, qui protègent celles déjà en place ou délivrance discrétionnaire de permis et de licences à des investisseurs connectés pour en faire profiter quelques-uns et limiter la concurrence.  Environnement réglementaire complexe et application discrétionnaire des règlements qui privilégie les compétences non productives telles que les « relations avec des représentants gouvernementaux ».  Interventions de l’État de toutes sortes (politiques sectorielles, politiques foncières, politiques financières, incitations et subventions, et barrières commerciales) qui sont travesties ou détournées de manière à profiter à quelques privilégiés.  Contrôle de l’application de la réglementation utilisé (détourné par) par les organismes publics pour protéger les entreprises dominantes (par exemple, contrôles fiscaux, inspections de toutes sortes — main-d’œuvre, services municipaux).  Un cadre de concurrence précaire et une capacité insuffisante de contrôle de l’application des réglementations limitent la capacité des pouvoirs publics à déterminer les comportements anticoncurrentiels et à démanteler les monopoles. Cela dit, l’asymétrie de pouvoir n’est pas la seule raison de cette inefficacité des politiques publiques. Une myriade de défaillances techniques et d ’insuffisances de capacités rendent un système de politiques vulnérable à la mainmise, au clientélisme et à l’exclusion, entraînant l’usage de pouvoirs discrétionnaires, l’arbitraire et les privilèges pour quelques-uns. L’analyse relative aux privilèges peut être liée aux concepts de marchés conclus qu’évoquent Hallward-Driemeier, Khun-Jush et Pritchett (2015), et une typologie des privilèges peut être considérée comme quelque peu similaire à la typologie des marchés conclus présentée par ces auteurs. Ils font trois distinctions importantes dans leur ouvrage : a) entre des règles et les marchés conclus, ou entre les politiques et les mesures effectivement prises par les pouvoirs publics, les premières étant la politique sur le papier (de jure) et les secondes étant l’application de facto par des agents de première ligne pouvant se laisser influencer par des marchés qui ont été conclus ; b) entre les marchés restreints, qui bénéficient à quelques-uns, et les marchés ouverts, qui bénéficiant à un grand nombre ; et c) entre les marchés conclus de manière ordonnée dont l’issue est prévisible et les marchés conclus de manière désordonnée dont l’issue n’est pas prévisible. Notre définition des privilèges peut être rapprochée de la typologie de Hallward- Driemeier, Khun-Jush et Pritchett. Nous définissons les privilèges à deux niveaux, à savoir la capacité de quelques acteurs politiquement connectés à influer sur les politiques de jure (règles) et les mesures prises de facto par les pouvoirs publics (marchés restreints conclus de manière ordonnée). On peut parler ici de « copinage de haut niveau ». Les marchés ouverts conclus de manière ordonnée, accessibles à de nombreuses entreprises n’ayant pas de connexions, ne sont pas considérés comme des privilèges dans notre cadre ; ils relèvent davantage du favoritisme systématique, bien que profitant à un grand nombre. Les marchés ouverts conclus de manière désordonnée ne sont pas non plus considérés comme des privilèges ; de nombreux acteurs peuvent s’en prévaloir, mais ils sont quelque peu imprévisibles et épisodiques, souvent associés à de la petite corruption. 6 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord L’accès aux privilèges peut ne pas être toujours certain pour les entreprises bien connectées. Même en l’absence de mutations politiques profondes, tel qu’un changement de régime, il peut arriver que des entreprises privilégiées n’aient pas la garantie de bénéficier de leurs privilèges, et il est toujours possible que ces privilèges leur soient retirés à un moment donné. Sinon, l’accès à des privilèges dans un domaine, par exemple les terrains de l’État, peut ne pas garantir des privilèges dans d’autres, par exemple l’administration douanière. Nous pouvons donc envisager deux dimensions de la « prévisibilité des privilèges » : a) une qui concerne la durée dans le temps, et b) une liée aux domaines d’action des pouvoirs publics. Les plus privilégiés sont ceux qui jouissent d’une grande prévisibilité sur ces deux dimensions. Les moins privilégiés (relativement parlant) sont ceux pour lesquels le niveau de prévisibilité sur ces deux dimensions est faible. Objectifs et champ d’application de l’étude Pour s’attaquer au problème de la mainmise sur les politiques publiques, il faudrait bien comprendre pourquoi et comment elle prend forme et quelles possibilités existent pour en réduire les effets dans un contexte d’économie politique. Une critique qui est faite fréquemment à l’application d’un prisme d’économie politique au développement en général et à la croissance tirée par le secteur privé en particulier est le défaitisme, ce scénario de lamentation et d’impuissance. L’analyse de l’économie politique met l’accent sur les institutions, les incitations qu’elles créent, et les effets que ces dernières ont sur les résultats obtenus en matière de développement laissent supposer qu’une tâche particulièrement ardue, voire impossible, attend les réformateurs désireux de passer d’un « mauvais » équilibre à un « bon » équilibre. Ces réformateurs devront inverser la tendance : changer les résultats signifie changer les incitations, ce qui veut dire modifier les institutions, voire en créer de nouvelles. Cependant, les institutions étant « tenaces », on ne saurait les modifier ou les créer du jour au lendemain. C’est particulièrement le cas lorsque les institutions fondamentales — quand elles reposent sur l’autoritarisme ou l’oligarchie — sont le reflet d’une répartition extrêmement inégale du pouvoir dans la société. Dans ces situations, le changement institutionnel nécessite une redéfinition profonde des relations entre les principaux acteurs de la société ou des configurations sous-jacentes du pouvoir. Ce cas de figure pourrait ne pas être réalisable ni même souhaitable. Cependant, dans ces cas, il est possible de cerner dans les détails les obstacles au changement et d ’en prendre conscience, même si en fin de compte il n’est pas possible de faire grand-chose dans la configuration de l’heure, en attendant — littéralement — le « bon moment ». En effet, certains moments — et là les économistes politiques parlent de « tournants décisifs » — se prêtent plus particulièrement à un changement durable. Il s’agit d’événements uniques ou d’une série d’événements qui conduisent au réalignement des incitations et lèvent les contraintes préexistantes qui empêchaient d ’agir. De nombreux facteurs sont à l’origine de ces tournants décisifs : des conflits nationaux et internationaux, des changements géopolitiques, des crises ou des booms économiques, la découverte de nouvelles ressources naturelles, l’évolution de la conjoncture économique mondiale, les grands épisodes d’innovation technologique ou les Champ d’application et raison d’être du rapport 7 changements de régime politique. Ces ouvertures peuvent ouvrir des possibilités singulières d’entreprendre des réformes qui pourraient conduire à de plus grands équilibres sur le plan du développement. Cela étant, en l’absence de tels événements catalytiques, et compte tenu des configurations existantes du pouvoir et des obstacles au changement, il est toujours possible d’améliorer les résultats de façon marginale. Qui plus est, une masse critique d’interventions qui produisent de tels résultats marginaux peut faciliter l’exploitation des « tournants décisifs », le cas échéant. Le présent ouvrage traite par conséquent de ces changements progressifs. Une littérature récente et grandissante indique l’existence de fenêtres d’opportunité dans un contexte d’économie politique donné où des changements positifs progressifs sont possibles, avec un effet cumulé considérable au fil du temps. Rodrik (2014) soutient que, bien que les actions de groupes d’intérêts, de familles et d’individus puissants puissent être pernicieuses, elles ne sont pas nécessairement déterminantes. Il fait valoir que de nouvelles manières d’entrevoir les politiques publiques peuvent donner des résultats nouveaux, même en l’absence de changements apportés à la structure globale du pouvoir politique. Il soutient que dans le paysage plus large de l’économie politique, il existe des marges de manœuvre pour changer de façon marginale certains aspects techniques précis (Rodrik 2014). Un savant dosage de mesures de mobilisation politique et de promotion de la transparence peut entraîner des changements significatifs, même dans un contexte d’économie politique difficile (Banque mondiale 2016). Levy (2014) s’appuie sur des études de cas de changement concluant recensées dans divers pays pour analyser la façon dont des cycles vertueux du changement pourraient être déclenchés même dans des contextes marqués par une gouvernance globale défaillante, grâce à une première série d’interventions réalisables dans un contexte donné. Il plaide donc pour la nécessité de « faire avec les acquis », en insistant sur la création des fonctions souhaitables et non sur des bonnes pratiques qui auraient fait leurs preuves ailleurs. Le Rapport sur le développement dans le monde : pensée, société et comportement (Banque mondiale 2015d) souligne la nécessité de comprendre les motivations et les caractéristiques comportementales de différents acteurs, notamment les politiciens et les bureaucrates gouvernementaux, et leur incidence sur les décisions et agissements de ces acteurs (ou sur l’absence de tels agissements et décisions). Selon Banque mondiale (2015d), qui s’appuie sur une littérature abondante traitant de l’économie comportementale, cette compréhension facilite la conception d ’interventions des pouvoirs publics et de réformes qui ont des chances de réussir, même dans des situations inextricables en apparence. Les fenêtres d’opportunité sont souvent créées au sein de l’administration en raison du désir intrinsèque des fonctionnaires ou des dirigeants politiques de bien agir, même dans un environnement de politiques biaisé par les forces à l’origine de la mainmise sur les politiques publiques, du clientélisme et de l’exclusion (on retrouvera à l’annexe C un cadre conceptuel qui illustre cette dynamique). Le présent ouvrage identifie des points d’entrée pour entreprendre des interventions opérationnelles susceptibles de réduire les possibilités de recours aux pouvoirs discrétionnaires et de fausser les règles du jeu dans des domaines clés de l ’élaboration 8 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord des politiques publiques concernant le secteur privé, dans un contexte d’économie politique. Ce faisant, il va au-delà des études mentionnées dans l’introduction. Si ces dernières ont fourni des données empiriques utiles qui établissent l ’existence de la mainmise sur les politiques publiques et ses effets néfastes, elles n’ont pas poussé l’analyse assez loin pour identifier les caractéristiques de la mauvaise gouvernance qui ouvrent la voie à des traitements injustes et l’usage de pouvoirs discrétionnaires. La présente étude traite plus directement du défi de la mise en œuvre du programme d’action pour la bonne gouvernance. Elle fournit des orientations pour la formulation de politiques publiques et la conduite de réformes du système de gouvernance qui prennent en compte le problème des politiques publiques induites par les privilèges accordés à des entreprises. Elle recoupe le riche travail analytique réalisé ces cinq dernières années dans la région MENA et rend effectif le travail de bonne gouvernance dans les domaines d’action qui ont une incidence sur le développement du secteur privé dans ces pays. Certes l’étude est centrée sur la région MENA, mais les méthodes et idées qu’elle propose seront probablement utiles à une échelle géographique plus large. Les recommandations pratiques relevant du domaine de la gouvernance et concernant la formulation des politiques publiques touchant le secteur privé ont un caractère plutôt général et sont souvent tirées des résultats de mesures publiques concrètes et réalisables. La présente étude vise à combler des vides en matière de politiques et d’opérations comme suit :  En faisant évoluer le débat et le discours sur les privilèges, la mainmise sur les politiques publiques et le clientélisme vers un cadre plus souple et opérationnel, en mettant l’accent sur la conception de résultats des mesures prises par les pouvoirs publics et la qualité de la prestation de services dans le domaine de la réglementation, sur la qualité de la mise en œuvre des politiques, et sur les résultats des mesures prises par les pouvoirs publics concernant le secteur privé.  En étant plus concrète, applicable et précise sur les changements techniques requis au niveau des politiques et des institutions.  En mettant l’accent sur l’évaluation systémique des différentes dimensions de l’élaboration des politiques qui pourraient conduire au recours à des pouvoirs discrétionnaires et à des comportements injustes (bref, en appliquant à la sphère de la gouvernance du secteur privé le principe selon lequel « ce qui est mesuré doit être réalisé »). La présente étude a) propose un cadre qui intègre les caractéristiques de la gouvernance susceptibles de protéger les politiques publiques de toute mainmise, des pouvoirs discrétionnaires et de l’arbitraire qui entrave la concurrence ; b) fournit une liste de contrôle de ces caractéristiques dans certains domaines de la politique de développement du secteur privé ; c) évalue à quel niveau les pays de la région MENA se situent dans chacun des domaines susmentionnés, du point de vue de la prévalence de ces caractéristiques des politiques publiques et de la bonne gouvernance ; et d) offre des conseils opérationnels sur la manière de faire avancer ce programme d’action sur les politiques publiques. Il convient de souligner les limites de cette étude. Elle n’apporte pas de nouvelles données analytiques probantes sur les problèmes qui entravant la croissance du secteur privé. Elle part plutôt d’une analyse des données probantes existantes pour poser la question « qu’est- ce qui peut être fait ? ». Elle n’apporte pas non plus des données analytiques probantes qui établiraient que la transparence, la responsabilité, la participation des parties prenantes et Champ d’application et raison d’être du rapport 9 d’autres attributs de la bonne gouvernance réduisent les possibilités de mainmise sur les politiques publiques, d’usage de pouvoirs discrétionnaires et de distorsions de politiques publiques qui musèlent la concurrence. Elle ne cherche pas à fournir des données probantes sur l’écosystème global de l’économie politique, tel que le système politique ou les canaux d’influence (à l’exemple d’une action collective des entreprises). Enfin, la présente étude ne mesure pas les niveaux de mainmise sur les politiques publiques, de clientélisme, d’exclusion, d’usage de pouvoirs discrétionnaires, d’arbitraire et de corruption. Comme le montre la figure 1.1, cet ouvrage porte essentiellement sur les politiques et les institutions, leur conception et leur mise en œuvre (symbolisées par le rectangle se trouvant au milieu de la figure) plutôt que sur le contexte politique en amont ou sur l’évaluation des symptômes réels de l’inefficacité des politiques publiques. Ce rapport apporte de la valeur ajoutée en ceci qu’il présente un nouvel ensemble d’indicateurs qui permettent une évaluation détaillée de la vulnérabilité aussi bien de chaque domaine d’action des pouvoirs publics que du régime global des politiques publiques face à la quête de privilèges. Les indicateurs sont formulés en des termes opérationnels concrets (à l’instar de « existence de politiques publiques, de lois, de systèmes et de pratiques »), aussi le passage de l’évaluation à la détermination des mesures à prendre en conséquence est relativement simple. Les indicateurs prennent en compte les dimensions de jure et de facto, et le rapport met en évidence la nécessité d’examiner ces deux dimensions. Le rapport examine les interactions entre les différents domaines d’action des pouvoirs publics susceptibles d’aider à identifier une synergie potentielle entre différents domaines d’intervention et l’enchaînement des mesures de réforme dans des contextes nationaux spécifiques. Enfin, il rassemble les points de vue de différents courants de pensée afin de donner une image assez complète du programme d’action pour des politiques publiques à l’épreuve des privilèges. FIGURE 1.1 Écosystème de la mainmise sur les politiques publiques, des pouvoirs discrétionnaires et de l’arbitraire 10 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord L’analyse comparative du degré de résistance aux privilèges (ou son revers, la vulnérabilité à la mainmise sur les politiques publiques) peut créer une demande de changement, tandis que le caractère détaillé et opérationnel de l ’étude peut faciliter l’action en réponse à une telle demande. De nombreuses interventions concrètes suggérées dans ce rapport ont été mises en œuvre dans différents pays. Toutefois, ces interventions n’ayant peut-être pas été envisagées sous l’angle de la « résistance aux privilèges », il est possible que leur potentiel en matière de lutte contre les privilèges n’ait pas été pleinement exploité. En proposant cet angle de vue, le rapport espère encourager un meilleur montage d’interventions susceptibles de porter un coup non négligeable aux systèmes de quête de privilèges. Le rapport présentera probablement un intérêt pour un public large. Les pouvoirs publics y trouveront la méthode utile pour déterminer les vulnérabilités dans leurs secteurs d’action et pourraient l’utiliser pour réaliser une auto-évaluation du degré de résistance du secteur d’action aux privilèges. En outre, bien que ce rapport ne présente pas d’évaluations approfondies par pays, il fournit suffisamment d ’informations spécifiques à chaque pays permettant aux autorités d ’envisager un programme d’action pour des politiques publiques à l’épreuve des privilèges et de déterminer un ensemble d’interventions opérationnelles à entreprendre dans un premier temps. En outre, les pouvoirs publics peuvent pousser l’évaluation plus loin en appliquant la méthode proposée dans le rapport afin de recueillir des informations plus détaillées sur les domaines d’action couverts ou sur d’autres secteurs d’action. Les parties prenantes non gouvernementales, à commencer par les chefs d ’entreprise, qui appellent de leurs vœux le passage d’un régime politique fondé sur les privilèges à une concurrence accrue, peuvent trouver utiles les conclusions du rapport, qui peuvent être considérées comme un outil de plaidoyer, à la fois pour sensibiliser au problème et pour lancer des interventions opérationnelles concrètes. Les partenaires de développement peuvent consulter le rapport lorsqu ’ils utilisent leurs programmes pour soutenir l’élaboration de politiques à l’épreuve des privilèges et concevoir des programmes et des interventions spécifiques. Le rapport peut aussi contribuer à améliorer la coordination entre les donateurs intervenant dans chaque pays afin de susciter un élan décisif en faveur du programme d’action. Comme indiqué dans le dernier chapitre, au sein du Groupe de la Banque mondiale, le rapport contribuera à déterminer des points d’entrée pour des interventions opérationnelles, y compris les possibilités de collaboration dans ce domaine entre les pôles mondiaux d ’expertise et d’autres unités. Cadre analytique Ce rapport adapte l’approche conceptuelle de Banque mondiale (2017) au processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques concernant le secteur privé. Il propose un cadre de travail qui prend en compte trois dimensions de l’élaboration des politiques publiques relatives au secteur privé (résumé à la figure 1.2) :  Processus de formulation des politiques publiques (rectangle de gauche) — comprenant la négociation entre les acteurs concernés, pour la détermination, la sélection et l’adoption des politiques publiques ; les parties Champ d’application et raison d’être du rapport 11 prenantes à ce processus ; les parties exclues ; et les obstacles à l’entrée dans l’arène des politiques publiques.  Qualité des politiques publiques et de leur mise en œuvre (rectangles au centre) —qu’il s’agisse de politiques réglementaires (licences, permis, réglementations sectorielles, politique commerciale et douanes, par exemple) ou d’interventions plus actives (incitations à l’investissement, entreprises d’État, accès à la terre, par exemple). FIGURE 1.2 Cadre conceptuel de l’analyse des pouvoirs discrétionnaires et de la mainmise sur les politiques publiques 12 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord  Ensemble de règles qui restreignent les comportements anticoncurrentiels sur le marché : celui-ci comprend des cadres de politique sur la concurrence et des mécanismes de responsabilité publique ; ces derniers limitant les conflits d’intérêts et encourageant la divulgation de données financières et le droit à l’information, dissuadant ainsi la quête et l’octroi de privilèges. La mainmise sur les politiques publiques, la collusion, l’exclusion, l’usage de pouvoirs discrétionnaires et l’absence de concurrence sur le marché interviennent dans le processus de formation des politiques publiques (colonne de gauche dans la figure 1.2). L’effet de ces forces est le plus explicitement ressenti dans les différents domaines d’action, à la fois dans les politiques et les réglementations telles qu’elles sont établies sur papier et dans la manière dont elles sont appliquées dans la pratique (colonne du milieu dans la figure 1.2). Ces politiques incluent à la fois : a) les politiques réglementaires, la prestation de services et le respect des lois et règlements ; et b) les interventions, les incitations et le soutien de l’État en faveur des entreprises. Les faiblesses dans les différents domaines d’action des pouvoirs publics produisent des résultats peu favorables à la concurrence sur le marché. Il incombe ensuite à la politique relative à la concurrence de remédier à ces carences afin de relever la concurrence sur divers marchés et de lutter contre les comportements anticoncurrentiels de puissants acteurs déjà présents dans le secteur considéré (colonne de droite dans la figure 1.2). Lorsque le cadre de la politique sur la concurrence est peu solide, ces carences restent non comblées. Il en résulte un cercle vicieux, car la persistance d ’un marché non concurrentiel accroît le pouvoir des acteurs déjà présents sur le marché et en quête de rentes et leur capacité à infléchir les décisions gouvernementales ultérieures. Les sections suivantes examinent plus en détail les trois colonnes de la figure 1.2. Processus de formulation des politiques publiques Politiques, lois et réglementations touchant la répartition du pouvoir et des ressources. Elles peuvent créer de nouvelles sources de rentes ou éliminer celles existantes. Le soutien ou l’opposition apportés à ces politiques et réglementations dépendent de la répartition des gains et des pertes et peuvent être passifs ou actifs, en fonction du pouvoir des groupes touchés, de l’ampleur de leur mobilisation et de leur disposition à consacrer du capital politique à la défense de leurs intérêts. Ces dynamiques d’économie politique créent souvent une divergence entre une solution techniquement optimale et la solution (politiques, lois, réglementations) adoptée et appliquée. Ce problème est accentué si l’État n’a pas pour tradition d’élaborer des politiques fondées sur des données factuelles. L’information joue un rôle important. Dans un contexte d’économie politique, le manque d’informations ou de données constitue souvent un frein à l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes. Cela crée un espace que les groupes d’intérêts occupent pour défendre des politiques et des réglementations qui s’écartent de la solution techniquement optimale. Le problème est exacerbé par la piètre circulation de l’information entre l’administration et les entreprises, souvent à l’origine une asymétrie d’information dans le milieu des entreprises. Les entreprises bien connectées peuvent être informées à l’avance des projets de politiques et de réglementations des autorités et se préparer pour défendre Champ d’application et raison d’être du rapport 13 leurs intérêts, tandis que d’autres sont prises au dépourvu. Les caractéristiques d ’un bon processus d’élaboration des politiques publiques sont les suivantes :  les pouvoirs publics font connaître leur intention de modifier la politique et la réglementation, communiquent les projets de politique et de réglementation aux parties prenantes dans le cadre d’un processus de consultation ouvert à tous, et prennent en compte les observations des parties prenantes ;  les politiques et les réglementations sont fondées sur une analyse technique solide ;  les résultats de ces analyses sont rendus publics ; et  Les politiques et autres réformes découlent de stratégies de portée plus large et sont compatibles avec les autres politiques pertinentes. L’élaboration de politiques reposant sur des données probantes doit être ouverte à tous afin que ces données reflètent les problèmes, les opportunités et les contraintes intéressant — et les avis exprimés par — un large éventail d’entreprises. L’ouverture à tous les acteurs est renforcée par une meilleure divulgation de l’information par les autorités, car cela permet à un large éventail de personnes de prendre des décisions en connaissance de cause au sein de leurs entreprises et de participer efficacement au processus de prise de décision. Il s’agit notamment d’informations sur les marchés publics ou autres engagements de l’État ayant des incidences fiscales ou financières, telles que les incitations fiscales ou les accords d’achat d’électricité. Les autorités peuvent également rendre publiques des statistiques à l’échelle de l’économie tout entière ou des secteurs, telles que les statistiques sur les impôts, les douanes, les salaires et la production industrielle. Des informations de ce type confèrent souvent un pouvoir sur le marché et, par conséquent, leur disponibilité généralisée contribue à créer des conditions de concurrence équitables pour les acteurs du marché. Il existe un ensemble de scénarios de publication de l’information qui vont de la publication limitée à un petit nombre de personnes à la publication à titre gracieux à l’intention du grand public. Plusieurs types de publication peuvent être envisagés dans ce continuum. Les autorités ne font pas souvent preuve de transparence quant à leurs intentions concernant les politiques et les réglementations. De nouvelles politiques, lois, réglementations et normes sont souvent annoncées sans discussion préalable avec les parties prenantes sur la raison d’être et le contenu des initiatives. En plus de créer de l’imprévisibilité et entraîner un manque d’adhésion, de telles initiatives conduisent souvent à des produits de qualité médiocre, car ceux-ci n’ont pas été élaborés tenant compte de l’expérience et des connaissances des parties prenantes. Parfois, même au sein de l’Administration, les responsables de rang inférieur chargés de la mise en œuvre ne sont pas au fait des changements, ce qui entraîne des lacunes dans la mise en œuvre. Les textes des politiques, lois, réglementations et normes peuvent contenir ou non des dispositions favorisant des interactions transparentes et fondées sur des règles entre les acteurs économiques. Même lorsque de telles dispositions existent sur papier, leur administration ou leur mise en application peuvent faire défaut ou favoriser certains bénéficiaires par rapport à d’autres. La divulgation des résultats des mesures prises par l’État est essentielle pour donner aux citoyens les moyens d ’exiger des comptes aux autorités. Les informations relatives aux résultats — qui bénéficie des politiques (par exemple, quelles entreprises bénéficient d’incitations fiscales, de droits d’utilisation des sols, de permis de construire) — sont essentielles pour aider les citoyens à déterminer si les ressources publiques sont affectées de manière équitable. 14 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord Politiques, interventions et services de réglementation gouvernementaux La deuxième dimension importante est la qualité de la conception et de la mise en œuvre de politiques spécifiques et d’autres interventions gouvernementales visant le développement du secteur privé. Un facteur clé est la prédominance de la prise de décision et de la prestation de services basées sur des règles, dans lesquelles tout pouvoir discrétionnaire est exercé suivant des règles bien définies. À une extrémité du spectre se trouvent les cas où un fonctionnaire octroie un avantage tel que des incitations fiscales ou exerce une fonction réglementaire, telle que la délivrance d ’un permis de construire, de manière discrétionnaire, sans se référer à des critères prédéterminés quelconques. Les entreprises dont les demandes ont été rejetées ignorent le motif du rejet. Aucune information ne leur est communiquée, même au niveau du bureau, sur les bénéficiaires et le montant de l’incitation accordée à chacun d’eux. La marge de manœuvre pour exercer le pouvoir dis crétionnaire est réduite, bien que pas totalement éliminée, lorsqu’un ensemble de critères prédéterminé existe, même s’il n’est pas toujours respecté. À l’autre extrémité du spectre, on trouve des cas où des règles ou des modèles clairs de prise de décision sont systématiquement suivis. La publication de l’information, même si elle ne concerne qu’un nombre limité de personnes, peut encourager une prise de décision objective, fondée sur des règles, l’exercice de tout pouvoir discrétionnaire étant porté à la connaissance des parties concernées. Les caractéristiques de politiques, interventions et services de réglementation gouvernementaux non discrétionnaires sont les suivantes (voir aussi la section « Du cadre conceptuel à l’évaluation ») :  La réglementation n’empêche pas l’entrée de nouvelles entreprises et la concurrence, et n’entraîne pas des décisions discrétionnaires excessives.  La mise en application de la réglementation obéit à des critères bien définis (par exemple, le choix des entreprises à contrôler est fondé sur des mécanismes qui prennent en compte les risques ; les contrôleurs se réfèrent à des listes de vérification lors du contrôle des entreprises).  L’octroi de privilèges (par exemple, des incitations à l’investissement ou des terrains industriels) obéît à des critères bien définis et les informations sur les incitations accordées sont largement diffusées.  Il existe des mécanismes efficaces de rétroaction entre les entreprises et les autorités sur la qualité de la mise en œuvre des réfor mes et de l’application de la réglementation.  Les secteurs importants ne sont soumis à aucune politique ou réglementation lourde, coûteuse, fastidieuse ou changeant fréquemment, qui crée de l’« incertitude quant aux politiques ».  Si des entreprises publiques sont présentes sur les marchés, elles ne bénéficient pas d’un traitement de faveur dont ne peuvent se prévaloir d’autres entreprises et qui serait susceptible de limiter la concurrence. Champ d’application et raison d’être du rapport 15 Détection, exposition et dissuasion des comportements anticoncurrentiels De nombreux marchés des pays de la région MENA ne fonctionnent pas à plein régime et la participation du secteur privé y est limitée. Cela s’explique par le fait que les réglementations restrictives régissant les marchés de produits et les contraintes sectorielles créées par les politiques publiques limitent l’entrée sur le marché ou nuisent à la capacité des entreprises à faire face à la concurrence dans des secteurs précis ; et par le fait que l’application inefficace des règles de concurrence rend possible le recours à des pratiques commerciales anticoncurrentielles. Au regard des indicateurs d’évaluation de la compétitivité globale actuellement disponibles, cinq des douze pays de la région MENA se situent dans le décile inférieur pour ce qui est de l’intensité de la concurrence locale et de l’efficacité des politiques relatives à la concurrence (antimonopole) parmi 148 pays. Même les pays où des cadres régissant la concurrence ont été mis en place il y a plus de 10 ans sont confrontés à des défis ; c’est le cas de l’Algérie, de la Jordanie, du Maroc et de la Tunisie. L’amélioration du cadre des politiques de la concurrence et de son application représente un programme essentiel dans la région. À l’instar d’autres défaillances dans le cadre des politiques de concurrence qui empêchent la détection de comportements anticoncurrentiels, les règles existantes permettent souvent une distorsion importante (par exemple, des exonérations fiscales pour les cartels qui ne reposent sur aucun critère bien défini). Comme dans les autres domaines d’action des pouvoirs publics à étudier, le but de l ’exercice ici sera également de déterminer la marge de manœuvre pour exercer de tels pouvoirs discrétionnaires dans le cadre des politiques relatives à la concurrence. Une forte capacité des pouvoirs publics à assurer la concurrence suppose une législation efficace en matière de concurrence et l’existence d’une autorité de la concurrence qui est opérationnelle ; les questions pertinentes à poser sont notamment les suivantes :  Les décisions de l’autorité de la concurrence peuvent-elles faire l’objet d’un veto des ministères de tutelle ou de tout autre organe du pouvoir exécutif ?  Qui alloue le budget de l’autorité chargée de la concurrence (par exemple, parlement, gouvernement, autofinancement par le biais de fusions ou de pénalités, autres) ?  L’autorité chargée de la concurrence est-elle gouvernée par un seul président ou un organe collégial) ? En outre, il faudrait de la transparence dans les opérations du secteur privé (secteur privé ouvert). Un moyen de tester cela consiste à déterminer si les informations relatives à la propriété et aux bénéficiaires des opérations du secteur privé sont rendues publiques. Du cadre conceptuel à l’évaluation Le cadre conceptuel de ce rapport illustre la nécessité de mettre au point des outils et des indicateurs pour les domaines d’action des pouvoirs publics afin d’aider à déterminer à quel niveau les pays se situent sur les dimensions de la gouvernance liée à 16 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord l’élaboration des politiques relatives au secteur privé. Divers éléments et caractéristiques des politiques publiques, réglementations et institutions peuvent permettre de réduire le risque d’exercice de pouvoirs discrétionnaires, de traitement inégal et d’arbitraire pour les entreprises du secteur privé. Ces caractéristiques varieront selon les domaines d’action des pouvoirs publics et incluront probablement des aspects tels que l’ouverture et la transparence des pratiques, la responsabilité à l ’égard des résultats et la conception de réglementations et de politiques favorisant la concurrence. La présente étude se concentre donc sur l’analyse et la mise au point d’indicateurs. S’agissant d’indicateurs, le processus prend en compte les domaines d ’action des pouvoirs publics énumérés dans le tableau 1.1. Les domaines d’action étudiés représentent les principaux éléments d’un cadre visant à protéger les politiques réglementaires et promotionnelles gouvernementales contre les effets néfastes de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires administratifs et la mainmise sur les politiques publiques qui sapent l’efficacité. Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle représente des canaux importants par lesquels les privilèges sont accordés aux entreprises ou le processus de quête de privilèges est touché. Ce sont les principaux canaux ou points d’entrée par lesquels les décideurs déterminent et prennent des mesures quantifiables afin de renforcer à terme les performances du secteur privé en matière de croissance économique et de croissance de l’emploi. Le bilan a été dressé dans chaque domaine d’action des pouvoirs publics en deux phases :  Phase 1 : Élaboration du cadre et de la méthode de diagnostic (pour certains domaines d’action des pouvoirs publics)  Phase 2 : Collecte de données dans huit pays de la région MENA (Algérie, Égypte, Jordanie, Koweït, Liban, Maroc, Oman, Tunisie) et dans quatre pays comparables (France, Italie, Portugal et Espagne) ; outre les données qualitatives spécialement recueillies pour cette étude, des données quantitatives secondaires ont également été utilisées. TABLEAU 1.1 Champ d’application et raison d’être du rapport 17 La méthode de diagnostic mise au point pour l’analyse comparative des pays constitue un élément essentiel de cet exercice. La méthode repose sur des questionnaires ou des listes de contrôle d’indicateurs, pointant, pour chaque pays, les lacunes dans les politiques et les caractéristiques de la mauvaise gouvernance qui rendent ces pays enclins à la mainmise sur les politiques publiques et l’exercice de pouvoirs discrétionnaires. Les listes de contrôle permettent de déterminer à quel niveau les pays de la région MENA se situent dans chaque domaine d ’action des pouvoirs publics (énumérés dans le tableau 1.1) sur la base de l’ampleur de la prévalence ou non des caractéristiques d’une gouvernance des politiques publiques à l’épreuve des privilèges. Dans la pratique, les listes de contrôle des politiques prennent la forme de questionnaires (que l’on retrouvera à l’annexe A) qui comportent des questions binaires sur l’existence et les caractéristiques de politiques, réglementations et institutions particulières. Les questionnaires couvrent les aspects de jure (politiques et lois sur papier) et de facto (la réalité de la mise en œuvre). Les questionnaires couvrent plusieurs domaines d’action des pouvoirs publics en mettant l’accent sur les notions de transparence, d’égalité des chances, de responsabilité en matière d’accès à l’information et d’intégrité. Ces questionnaires visent à déceler les atteintes associées aux privilèges à différents niveaux de l’interaction entre le secteur privé d’une part et l’État et son administration d’autre part. Ils peuvent permettre de recenser les possibilités de mainmise sur les politiques publiques à un niveau élevé, comme dans le cas des marchés publics, de l’accès aux terrains publics et des incitations ou des petits privilèges dans le domaine de la perception des impôts. Caractéristique de la résistance des principaux domaines d ’action des pouvoirs publics aux privilèges Du point de vue de la résistance aux privilèges, la caractéristique essentielle d’un domaine d’action est l’ensemble des mécanismes qui favorisent une prise de décision fondée sur des règles (y compris l’exercice de pouvoirs discrétionnaires justifié, mais obéissant à des règles). La figure 1.3 illustre l’aspect central de cette caractéristique et présente également d’autres caractéristiques des domaines d’action couverts par cette étude. Deux ensembles de facteurs renforcent la prise de décision fondée sur des règles en créant des mécanismes de responsabilité qui révèlent les violations de protocoles basés sur des règles. Il s’agit des mécanismes de dépôt de griefs ou de recours, et de mécanisme de promotion de l’intégrité qui visent à lutter contre la fraude et la corruption. La prise de décision fondée sur des règles est davantage renforcée par des dispositifs de transparence, à l’instar de la consultation des parties prenantes et du partage d’informations avec le public. Toutes ces caractéristiques fonctionnent plus efficacement si elles sont sous-tendues par un cadre solide de politiques, de lois et d’institutions. Il est possible de rendre compte de l’aspect de la prise de décision fondée sur des règles grâce à des questions appropriées dans différents domaines d ’action des pouvoirs publics. Par exemple, toutes choses étant égales par ailleurs, l’octroi d’incitations à l’investissement peut être davantage fondé sur des règles s’il se fait sur la base d’un 18 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord processus d’examen ou de sélection mené par les autorités chargées de la gestion des incitations et compte tenu d’un ensemble de critères publiés à l’avance. De même, lorsque les déclarations en douane des importations sont traitées électroniquement, la probabilité d’un traitement discrétionnaire est amoindrie. Certains aspects peuvent élargir le champ de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires, par exemple les « exigences occultes » pour l’enregistrement d’une entreprise ou l’obtention d’un permis de construire, ou le fait que les contrôleurs fiscaux ne soient pas tenus d ’expliquer les raisons des contrôles. Le tableau 1.2 fournit des exemples de questions utilisées dans cette étude pour faire ressortir les caractéristiques des politiques qui ont trait à la prise de décision fondée sur des règles. FIGURE 1.3 Caractéristiques des politiques à l’épreuve des privilèges Champ d’application et raison d’être du rapport 19 TABLEAU 1.2 Les mécanismes de dépôt de griefs et de recours permettent aux parties lésées d’exprimer leurs griefs, déclenchant ainsi des réponses justes et adéquates des autorités, y compris la justification des décisions défavorables. Cependant, la simple existence d’un mécanisme de règlement des griefs ne suffit pas. Il est essentiel que les organismes publics prennent ces mécanismes au sérieux et fassent un effort sincère et équitable pour régler les griefs. Tous les griefs ne devraient pas être justifiés ni possibles à régler ; dans de tels cas, la bonne pratique consiste, pour l’organisme public, d’expliquer à la partie ayant déposé le grief les raisons pour lesquelles il n’a pas pris la mesure corrective attendue. Il est essentiel d’agir rapidement : l’efficacité des mécanismes de règlement des griefs est renforcée si le délai dont disposent les organismes publics pour donner suite aux griefs et informer les entreprises est limité. Le tableau 1.3 comporte des exemples de questions utilisées dans l’étude pour faire ressortir cette dimension. Les mécanismes de promotion de l’intégrité, qui permettent de détecter et de combattre les actes de fraude et de corruption, augmentent les coûts de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires et renforcent ainsi les incitations à une prise de décisions fondée sur des règles. Par exemple, dans le cas des marchés publics, si le cadre réglementaire couvre la fraude et la corruption, fournit une définition de chacune de ces notions et énonce les responsabilités individuelles et les conséquences pour les fonctionnaires reconnus coupables de fraude ou de corruption dans le cadre de la passation de marchés, cela peut accroître la probabilité que les décisions relatives à la passation de marchés se fondent sur des règles plutôt que sur l’exercice de pouvoirs discrétionnaires. Un certain nombre de questions ont été posées dans différents domaines d’action des pouvoirs publics pour faire ressortir ces caractéristiques (tableau 1.4). 20 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord TABLEAU 1.3 TABLEAU 1.4 Les incitations à la prise de décision fondée sur des règles sont renforcées par des mesures de transparence impliquant la communication d ’informations et la consultation des parties prenantes. Des études menées dans plusieurs domaines ont montré que l’information et la transparence pouvaient influer sur les décisions de divers acteurs, y compris les agents gouvernementaux, et améliorer ainsi les résultats (par exemple, Stiglitz 2002). À titre d’exemple, il a été démontré que a) les exigences en matière de Champ d’application et raison d’être du rapport 21 divulgation d’informations sur la pollution peuvent aider à réduire les niveaux de pollution ; b) la transparence fiscale et la budgétisation participative peuvent conduire à de meilleurs résultats sur le plan de l’affectation des ressources publiques et de l’efficacité de leur emploi ; et c) les indicateurs de performance d’un pays à l’autre peuvent déclencher des actions des pouvoirs publics dans les pays peu performants (comme le montre l’élan de réforme impulsé par les indicateurs Doing Business du Groupe de la Banque mondiale). Ces données probantes ont suscité un intérêt croissant du Groupe de la Banque mondiale pour des analyses comparatives en matière de gouvernance, dans les secteurs sociaux par exemple4. Des considérations similaires s’appliquent aux domaines d’action des pouvoirs publics couverts par cette étude. Ainsi, toutes choses étant égales par ailleurs, les agents des douanes sont moins enclins à procéder à une évaluation indûment discrétionnaire des importations lorsque les données tarifaires sont accessibles au public. Plus généralement, l’exercice de l’arbitraire sera limité si le code des douanes et les procédures et formalités de dédouanement sont également rendus publics, de préférence sur un site Web. De même, la prise de décision fondée sur des règles peut être encouragée dans le cas de réglementations commerciales si les exigences de conformité, telles que les procédures à suivre, les frais à payer et les documents à fournir, sont clairement définies et rendues publiques. Un autre ensemble de mesures de transparence concerne la publication des décisions prises. Au nombre des exemples on citera la publication d ’un rapport annuel sur les attributions de terrains industriels publics. Cette pratique sera durable si elle est soutenue par la loi, c’est-à-dire si l’autorité compétente est tenue, en vertu de la loi ou de la réglementation, de publier un tel rapport. Un autre exemple est la pratique consistant à rendre publiques les informations sur les incitations à l ’investissement accordées au cours d’une année. Une telle pratique, une fois de plus renforcée par la loi, peut accroître la probabilité que de telles incitations soient accordées dans le respect des règles établies. Autre exemple : le processus de passation de marchés publics peut être conduit selon des règles de sélection fondées sur le coût et la qualité technique. Toutefois, pour s’assurer que le processus est équitable et que tout exercice de pouvoirs discrétionnaires vise une allocation efficace des ressources, les procès-verbaux du processus décisionnel peuvent être consignés, archivés et communiqués aux entreprises soumissionnaires. Dans les cas où la divulgation ne menace pas la vie privée des citoyens (ou des entreprises), il peut être indiqué que le fournisseur de services divulgue les résultats des mesures prises par les pouvoirs publics, tels que la détermination des offres et entreprises retenues. Enfin, la transparence est renforcée lorsqu’est établie une pratique consistant à consulter les parties prenantes sur des questions importantes, telles que les projets de lois, de règlements et de règles. Là aussi, une obligation légale de mener de telles consultations peut être importante, surtout dans les pays où cette tradition des consultations est peu ancrée. Les informations sur l’issue du processus d’adjudication, y compris sur les non-adjudications (par exemple, le nombre de rejets et les motifs), peuvent être communiquées aux principaux départements ministériels ou à des organes de surveillance clés tels que les commissions parlementaires. Des exemples de questions qui rendent compte de ces dimensions de la transparence dans différents domaines d’action des pouvoirs publics sont fournis dans le tableau 1.5. 22 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord Enfin, des politiques, des institutions et des lois solides de contribuent à renforcer la résistance à la quête et à l’octroi de privilèges. Cela peut par exemple se produire dans le cas de marchés publics s’il existe un organisme de surveillance qui dispose de son propre budget et est franc de tout conflit d’intérêts (par exemple, le fait qu’il n’intervienne pas dans les opérations de passation de marchés de par la loi et dans les faits), et s’il existe un processus pluriannuel institutionnalisé de planification de la passation de marchés. Dans le cas de l’attribution de terrains publics, un système d’attribution de terrains industriels publics et une autorité de gestion dédiée et indépendante peuvent aider à réduire les possibilités de quête de privilèges. Dans le cas d’incitations à l’investissement, l’absence d’un bon cadre de politiques multiplie les chances d’octroi discrétionnaire des incitations. Une bonne politique d ’incitation énoncerait clairement les principes du processus d’attribution et prévoirait la publication d’informations sur les incitations offertes et un examen périodique par l’État du régime des incitations afin d’en évaluer les résultats et de le réformer, si nécessaire. TABLEAU 1.5 Plusieurs questions reflétant ces caractéristiques ont été prévues pour différents domaines d’action des pouvoirs publics afin de rendre compte de la présence de telles politiques, institutions et lois. Champ d’application et raison d’être du rapport 23 Nouvel outil de mesure : les fiches de suivi par pays Les caractéristiques des domaines fondamentaux — processus d’élaboration des politiques, politique relative à la concurrence et mécanismes de responsabilité à l’égard du public — sont expliquées et examinées en détail au chapitre 2 et couvrent huit pays de la région MENA, à savoir l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban, le Koweït, le Maroc, Oman et la Tunisie. Pour certains domaines d’action des pouvoirs publics, ces pays ont été comparés à des pays européens, notamment la France, l’Italie, le Portugal et l’Espagne. Nos évaluations systématiques des pays dans différents domaines d ’action ont généré des fiches de suivi synthétiques qui peuvent être considérées comme des outils de diagnostic rapide (figure 1.4). Ces outils aident à déterminer les sous-domaines d’action qui laissent de la place aux privilèges, aux pouvoirs discrétionnaires et à l ’arbitraire et qui doivent être réformés afin d’établir des règles de jeu équitables pour le secteur privé. Pour chaque pays, les domaines d’action sont classés en fonction de leur degré de vulnérabilité à la quête de privilèges. Les données qui sous-tendent ces fiches de suivi ont été recueillies entre mai et juillet 2015 dans le cadre d’entretiens avec des experts du domaine dans chaque pays. Des experts (à l’intérieur et à l’extérieur du Groupe de la Banque mondiale) ont été mobilisés dans les domaines d’action suivants : commerce et douane, marchés publics, accès aux terrains industriels publics, accès au financement, réglementation commerciale, et politiques d’incitation. Les données sur les pays d’Afrique du Nord ont été recueillies par l’équipe de la Banque mondiale chargée de la concurrence, et les données sur les autres pays ont été recueillies au moyen d ’entretiens avec des experts. Les données sur les mécanismes de responsabilité à l’égard du public ont été recueillies par le Pôle mondial d’expertise en Gouvernance de la Banque mondiale pour la moitié des pays et complétées par des entretiens avec des experts pour les autres pays. Les données sur la participation des citoyens ont été tirées des Indicateurs mondiaux de la gouvernance réglementaire de la Banque mondiale de 2016. Les données ne proviennent pas d’enquêtes auprès des entreprises ou des fonctionnaires et ne reflètent pas les perceptions des personnes interrogées. Le traitement des données ne constitue pas une statistique, comme ce serait le cas des données d’enquête, et les questionnaires comprenaient des questions binaires donnant lieu à des scores de zéro pour une caractéristique faisant défaut et un pour une caractéristique existante (par exemple, la loi ou l’organisme en question existe ou non ; une base de données accessible au public existe ou non). En outre, les données collectées ont été vérifiées par des agents de la Banque mondiale qui ont une bonne connaissance des pays et des domaines d’action. Pour chaque domaine d’action, le score composite est la moyenne des scores binaires obtenus pour l’ensemble des questions. Le score composite détermine le degré de résistance aux privilèges dans le domaine d’action et dans le pays en question. Quatre intervalles suivent les règles décrites ci-après. Cette segmentation arbitraire est une première tentative de classer les pays en fonction de la résistance de leurs politiques aux privilèges, à l’exercice de pouvoirs discrétionnaires et à l’arbitraire. Une autre façon de segmenter les pays aurait été de les classer en fonction de là où ils se situent par rapport à la moyenne (au-dessus ou en dessous) ou par rapport à la frontière (le pays le plus performant). Une option extrême aurait été d’utiliser la théorie de l’O-ring et de 24 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord considérer qu’une réponse négative à une question portant sur une caractéristique essentielle d’un sous-domaine d’action annihilerait l’ensemble du sous-secteur (par exemple, l’absence de réglementation de la banque centrale en matière de prêt à des parties liées annihilerait toute la section sur les prêts aux parties liées dans le secteur des politiques financières et ramènerait ce score à zéro). FIGURE 1.4 Fiches de suivi de l’opposition aux privilèges pour huit pays de la région MENA, 2015 Champ d’application et raison d’être du rapport 25 Avertissement et limites La base de données utilisée pour établir les fiches de suivi par pays comprend des valeurs d’indicateur pour différentes dimensions des domaines d ’action étudiés pour les huit pays de la région MENA et quatre pays de comparaison européens. Ces valeurs sont essentiellement des nombres binaires, qui indiquent si certaines caractéristiques (institutions, politiques, pratiques, par exemple) existent pour ces dimensions des politiques publiques. Les valeurs reposent principalement sur la connaissance, et parfois sur les jugements, d’experts ayant une bonne connaissance des domaines d ’action respectifs des pays. Les experts ont également reçu des indications détaillées sur les modalités à suivre pour réaliser leurs évaluations. Ceci dit, la notation binaire a ses limites. Les évaluations sont marquées par un certain degré de subjectivité et il existe souvent des zones d’ombre que cette méthode de notation ne permet pas de bien prendre en compte. Par conséquent, les données des fiches de suivi ci-après sont fournies uniquement à titre indicatif, car elles résultent d’un premier exercice de collecte de données et peuvent être améliorées lors de cycles de collecte ultérieurs. Les fiches de suivi obtenues pourraient donner une image plus positive de la résistance des pays aux privilèges. Les données reflètent uniquement les domaines d ’action couverts par les questions posées. D’autres séries de questions auraient conduit à d’autres résultats. Dans le cadre de cette première tentative de diagnostic et d’évaluation de la résistance des pays aux privilèges, les questionnaires ou les listes de contrôle visaient à couvrir les cas essentiels de violation par lesquels les pouvoirs discrétionnaires, l’arbitraire et donc les traitements privilégiés et préférentiels pouvaient être exercés. Une autre limite de ce processus de collecte de données tient au fait que les questionnaires sont un mélange de questions de facto et de jure, qui évaluent parfois les politiques sur papier et parfois leur mise en œuvre. Les questionnaires pourraient être biaisés davantage en faveur de l’aspect de jure des politiques — c’est-à-dire les lois et règlements sur papier — que de l’aspect de facto, c’est-à-dire la réalité de leur implantation sur le terrain et de la méthode utilisée. Cela pourrait donner une image plus favorable de la réalité des politiques à l’épreuve des privilèges. Par exemple, au chapitre 2, nous verrons que la situation de jure du point de vue des incitations est souvent meilleure que la situation de facto. L’une des améliorations à apporter au processus de diagnostic consiste à séparer ces deux aspects et à évaluer plus en profondeur dans quelle mesure les politiques publiques sont bien ou intégralement mises en œuvre sur le terrain, et à déterminer les lacunes et faiblesses afin de formuler des recommandations précises. Un examen plus approfondi de chaque pays à travers une autre série d ’analyses pourrait pousser plus loin l’examen de la situation de facto. Des examens plus approfondis de plusieurs pays de la région MENA seront réalisés ultérieurement afin d’approfondir la compréhension de la question des privilèges dans chaque contexte. 26 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord Notes 1. Celles-ci incluent Rijkers, Freund et Nucifora (2014) ; Schiffbauer, Diwan et Keefer (2013) ; Banque mondiale (2009, 2014a, 2014b, 2015b). Banque mondiale (2014c) traite également des aspects étroitement liés à ces questions. 2. L’annexe B résume les constatations et les recommandations de ces études. 3. L’analyse combine ces deux sources de données à deux nouveaux ensembles de données qui identifient les entreprises de premier rang qui entretenaient des liens avec les régimes de Moubarak et de Ben Ali en République arabe d’Égypte et en Tunisie, respectivement. 4. Il convient de ne pas trop insister sur le pouvoir de la transparence. Il a été avancé dans la littérature que ce n’est pas la transparence en soi, mais la confluence de la transparence et de l’engagement politique qui entraîne souvent des changements. Références bibliographiques Banque mondiale. 2009. From Privilege to Competition: Unlocking Private-Led Growth in the Middle East and North Africa. Washington : Banque mondiale. ———. 2014a. Jobs for Shared Prosperity: Time for Action in the Middle East and North Africa. Washington : Banque mondiale. ———. 2014b. « More Jobs, Better Jobs: A Priority for Egypt. » Banque mondiale, Washington.———. 2014c. « Why Doesn’t MENA Export More? A Firm-Level Perspective. » Rapport non publié, Banque mondiale, Washington. ———. 2015a. Enabling Implementation of Public Procurement Reform in MENA Countries: A Case Study of Jordan and Morocco. Washington : Banque mondiale. ———. 2015b. Emplois ou privilèges : libérer le potentiel de création d’emplois au Moyen-Orient et en Afrique du Nord Washington : Banque mondiale. ———. 2015c. Diagnostic-pays systématique : Tunisie Washington : Banque mondiale. ———. 2015d. Rapport sur le développement dans le monde 2015 : pensée, société et comportement. Washington : Banque mondiale. ———. 2016. « Making Politics Work for Development: Harnessing Transparency and Citizen Engagement. » Rapport consacré à la recherche sur les politiques, Banque mondiale, Washington. ———. 2017. Rapport sur le développement dans le monde 2017 : la gouvernance et la loi. Washington : Banque mondiale. Diwan, Ishac, Philip Keefer et Marc Schiffbauer. 2013. The Effect of Cronyism on Private Sector Growth in Egypt. Washington : Banque mondiale. Hallward-Driemeier, Mary, Gita Khun-Jush et Lant Pritchett. 2015. « Deals versus Rules: Policy Implementation Uncertainty and Why Firms Hate It. » Document Champ d’application et raison d’être du rapport 27 de travail consacré à la recherche sur les politiques n° 5321, Banque mondiale, Washington. Philippe Aghion, Christopher Harris, Peter Howitt et John Vickers. 2001. « Competition, Imitation and Growth with Step-by-Step Innovation. » Review of Economic Studies 68 (3): 467–92. Rijkers, Bob, Caroline Freund et Antonio Nucifora. 2014. « All in the Family: State Capture in Tunisia. » Document de travail consacré à la recherche sur les politiques n° 6810, Banque mondiale, Washington. Rodrik, Dani. 2014. « When Ideas Trump Interests: Preferences, Worldviews, and Policy Innovations. » Journal of Economic Perspectives 28 (1): 189-208. Stiglitz, Joseph. 2002. « Transparency in Government. » Dans The Right to Tell: The Role of Mass Media in Economic Development, édité par Roumeen Islam, 27–44. WBI Development Studies. Washington : Banque mondiale. 28 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord Marche à suivre : un programme d’action opérationnel L’analyse dressée dans le présent rapport devrait être considérée du point de vue de son utilité en ce qu’elle fournit des indications initiales quant aux domaines des systèmes de politiques publiques qui, dans les pays concernés, pourraient accuser des défaillances qui laissent le champ libre à la quête de privilèges. Ces indications peuvent nous donner une idée de là où il peut être intéressant de creuser davantage pour pouvoir déterminer les interventions opérationnelles précises à entreprendre afin de rendre le dispositif des politiques publiques d’un pays inflexible à la quête de privilèges. Nonobstant ses limites méthodologiques, l’approche adoptée dans cette étude, à commencer par le nombre élevé de pays et de dimensions des politiques publiques qu’elle couvre, apporte un certain nombre d’éclairages importants. Elle souligne par exemple l’importance des synergies entre différentes dimensions des politiques publiques. Les pays peuvent ainsi disposer de procédures décisionnelles fondées sur des règles qui contribuent à réfréner la quête de privilèges. Qu’à cela ne tienne, la culture de la prise de décision fondée sur des règles peut être fragile parce que les éléments qui la sous-tendent, notamment des mécanismes de règlement des griefs et des systèmes de lutte contre les comportements frauduleux, sont défaillants, voire inexistants. Même dans les cas où ces mécanismes de soutien existent, ils peuvent eux-mêmes être fragiles en l’absence d’éléments de gouvernance fondamentaux, tels que la consultation régulière des parties prenantes et la communication d’informations au public. L’analyse développée dans le rapport fait ainsi la démonstration des synergies entre différentes dimensions des politiques publiques, et de la hiérarchie établie entre elles. Créer un cercle vertueux du changement Les synergies entre différentes dimensions des politiques publiques peuvent également ouvrir la voie à un cycle vertueux de changement. Ce qui laisse penser qu’un petit ensemble de solutions techniques politiquement réalisables pourrait déclencher une série d’autres changements en cascade. Il peut en découler l’effet cumulé requis pour s’attaquer véritablement à un système de politiques publiques miné par le phénomène des privilèges. Ces effets d’entraînement naissent souvent de la dynamique qui anime l’administration publique. Ainsi, une mesure de réforme dans un domaine peut démontrer les retombées positives de la réforme pour les parties prenantes au sein de l’administration, à savoir les Champ d’application et raison d’être du rapport 29 fonctionnaires de l’organisme chargé de la réforme comme ceux des autres démembrements de l’État. Elle peut également montrer aux bureaucrates ayant une aversion au risque que les risques réels associés à la mise en œuvre des réformes sont moindres par rapport aux risques perçus, ce qui les amènerait à être moins réfractaires au changement. Ainsi, alors que la réforme initiale peut être catalysée par un agent externe, par exemple un partenaire de développement, les changements qui s’ensuivront peuvent quant à eux être dictés par la dynamique qui se joue au sein de l’administration, quand bien même des acteurs externes continueraient de soutenir le processus, même s’il ne s’agit que de quelques mesures d’encouragement venant à point nommé. L’effet d’entraînement d’une réforme initiale peut être à la fois « vertical » et « horizontal ». Prenons le cas de la prise de décision fondée sur des règles dans le domaine de l’attribution de terrains de l’État et supposons qu’un champion de réformes a instauré cette discipline au sein de l’administration. Une fois que les effets positifs de cette réforme ont été démontrés, le même champion ou d’autres qui interviennent dans l’attribution de terrains publics peuvent décider de consolider les acquis grâce à d’autres réformes, à l’instar de l’établissement d’un mécanisme de règlement des griefs, afin que les acteurs qui sollicitent des terrains publics puissent exprimer leurs préoccupations, et/ou d’un cadre approprié de politiques et de lois qui renforcera le processus décisionnel fondé sur des règles1. À un stade ultérieur, les réformateurs travaillant sur l’attribution de terrains pourraient devenir plus audacieux et même disposés à participer davantage et à être plus transparents en mettant en place des mécanismes de consultation des parties prenantes et de communication publique d’informations sur l’attribution de terrains publics. Il s’agit là d’exemples d’effet d’entraînement vertical, c’est-à-dire des synergies au sein du même domaine d’action des pouvoirs publics. L’effet d’entraînement peut aussi être « horizontal », c’est-à- dire qu’il peut déclencher une dynamique de réforme dans un autre domaine d’action. Ainsi, la mise en place d’un système de prise de décision fondée sur des règles en matière d’attribution de terrains de l’État peut déclencher celle de systèmes similaires dans d’autres domaines d’action, tels que les marchés publics et les réglementations sur les activités commerciales. Cette deuxième série de réformes pourrait être suivie d’une troisième qui consisterait à mettre en place des systèmes similaires, par exemple dans les domaines des douanes et du commerce, ainsi dans celui des incitations à l’investissement. Parfois, la boucle 1 Dans un scénario classique, le cadre des politiques et des lois peut venir en premier, suivi des processus/systèmes spécifiques qu’il est censé sous-tendre. Toutefois, dans la réalité, les réformes suivent parfois une trajectoire idiosyncrasique et opportuniste et sont engagées au milieu, plutôt au début, d’une séquence linéaire stylisée. 30 Des politiques à l’épreuve des privilèges dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord des effets d’entraînement se boucle sur la réforme initiale. Ainsi, les mesures de transparence dans le domaine de l’attribution des terrains peuvent pousser à entretenir et renforcer la réforme initiale du régime d’attribution des terrains, c’est-à-dire à instaurer un processus décisionnel fondé sur des règles. Dans ce cas de figure, un cercle vertueux de réformes se met en place. D’un point de vue opérationnel, il est utile de comprendre cette dynamique, car elle aide à élaborer un programme de réformes à long terme où les mesures à court et à long terme sont bien agencées. Cet agencement dépendra du contexte du pays. Ainsi, dans certaines situations, un programme de réformes peut initialement porter sur la dimension de base des politiques publiques qu’est la prise de décision fondée sur des règles et contribuer à établir les procédures et pratiques qui favorisent cette forme de prise de décision. Ces éléments fondamentaux ayant été mis en place, l’attention peut alors, à moyen terme, être focalisée sur les éléments de soutien que sont notamment les mécanismes de règlement des griefs et les systèmes de lutte contre les comportements frauduleux. Enfin, sur le long terme, des systèmes peuvent être mis en place pour assurer un dialogue régulier et structuré avec les parties prenantes, et la communication d’informations au public. Ce type d’agencement de mesures de réforme peut convenir aux pays dont les autorités sont initialement réticentes à s’ouvrir aux parties prenantes et au grand public. Ces autorités peuvent vouloir davantage commencer par des solutions technocratiques qui favorisent la prise de décision fondée sur des règles, avant de passer à l’instauration progressive d’éléments de responsabilité quelque peu contrôlés, tels que des mécanismes de règlement des griefs, pour ensuite être disposées beaucoup plus tard à s’ouvrir au public. Dans des sociétés plus ouvertes, il est possible de mener des réformes simultanément à différents niveaux de la hiérarchie décrite ci-dessus.