42810 Les équipes de réformes des pays émergeants les plus performants Alberto Criscuolo et Vincent Palmade Alberto Criscuolo (acriscuolo@worldbank.org) est consultant auprès du FIAS, le Service- conseil du Groupe de la Banque mondiale pour le climat de l'investissement. Vincent Palmade (vpalmade@worldbank.org) est spécialiste principal du développement du secteur privé à la région Afrique de la Banque Mondiale. Qu'est-ce que le Botswana, le Cap-Vert, la Malaisie, Maurice et Taïwan (Chine) ont-ils en commun ? Ces pays appartiennent au groupe exclusif d'économies ayant réussi à sortir de la pauvreté en moins de 30 ans. Ils ont aussi en commun d'avoir commencé par prendre appui sur une petite équipe dédiée au pilotage des réformes à accomplir. Ces équipes ont bénéficié de compétences techniques du plus haut niveau, de l'accès direct au sommet de l'État et d'un important budget de développement. C'est cette combinaison de compétences, d'accès et de ressources qui leur a donné les moyens de mener à bien d'ambitieux programmes de réforme malgré les intérêts partisans et les résistances administratives. Seule une infime minorité de pays en développement a pu s'affranchir de la pauvreté en une génération tout en maintenant un niveau de croissance du PIB par habitant supérieur à 4 % en moyenne par an1. La réalisation de tels résultats économiques a nécessité de profondes réformes microéconomiques touchant à de nombreux domaines (p.e. fiscalité, commerce extérieur, marché foncier, marché du travail, marché des capitaux, infrastructure, cadres réglementaires des secteurs clés, etc.). Comment les pays les plus réformateurs s'y sont-ils pris à leur début? Une étude récente a examiné cette question en se concentrant sur les cas de cinq pays--le Botswana, le Cap-Vert, la Malaisie, Maurice et Taïwan (Chine) -- choisis en vertu de leurs patrimoines culturels et administratifs différents (soit une palette comprenant aussi bien des États autocratiques forts que des coalitions gouvernementales multipartites faibles)2. En dépit de conditions initiales extrêmement difficiles, ces pays ont obtenu des résultats remarquables (figure 1). Le Botswana était le pays le plus pauvre au monde en 1966, ne comptant que 22 diplômés d'université et 12 kilomètres de routes revêtues. L'économie mauricienne reposait quasi exclusivement sur le sucre et était sujette à des accès de violence durant la décennie qui a précédé l'indépendance en 1968. Le Cap-Vert pour sa part ne disposait quasiment pas de secteur privé et figurait parmi les pays ayant les pires indicateurs de développement humain au monde en 1975. 1Selon la classification établie par la Banque mondiale aux fins de ses activités et les calculs des services de l'institution, moins de 15 économies sont passées de la catégorie des pays à faible revenu à celle de pays à revenu intermédiaire entre 1965 et 2006. 2La présente note s'inspire tout particulièrement des conclusions de Criscuolo (publication à venir). 1 Figure 1 ­ Pays affranchis de la pauvreté en moins de 30 ans 12,0 % 10,6 % 11,1 % 10,0 % 8,0 % 7,5 % 6,5 % 6,0 % 5,0 % 4,0 % 3,0 % 2,0 % 0,0 % Pays Cap-Vert Maurice Malaisie Botswana Taïwan, Chine les moins (1988-2006) (1982-2006) (1972-2006) (1962-2006) (1962-2006) avancés : Classification de L'ONU (1973-2006) Note : le revenu national brut (RNB) par habitant a été calculé au moyen de la méthode de l'Atlas établie par la Banque mondiale. La notion de pays les moins avancés relève de la classification mise au point par les Nations Unies. Source : Banque mondiale 2007. Des équipes dédiées au pilotage des réformes et rattachées au sommet de l'Etat Remarquablement, l'étude montre que toutes ces économies ont commencé par s'appuyer sur une petite équipe spécialement en charge des réformes et rattachée au sommet de l'Etat. Cette équipe était responsable de l'élaboration et de l'actualisation de la stratégie de réforme, de la négociation avec les parties prenantes, ainsi que de la coordination et mobilisation des ressources nécessaires à la mise en oeuvre (figure 2)3. Tout aussi remarquablement, ces équipes ont très souvent été le terroir fertile d'où ont émergé les générations suivantes de dirigeants politiques « éclairés ». Dans le cas de la Malaisie, l'équipe était l'EPU (« Economic Planning Unit ») rendant compte au premier ministre. Cette cellule a démarré ses activités au début des années 60 avec un effectif de 15 personnes dont la moitié était constituée d'expatriés. Le Cap-Vert s'est appuyé sur trois conseillers au démarrage en 1975 ; ces personnalités retournées au pays entouraient le premier ministre (qui assumait aussi les fonctions de ministre du Plan et de l'aide au développement). Le Botswana s'est aussi doté d'une cellule de planification économique qui a démarré ses activités en 1965 avec un effectif de deux économistes ; cette équipe est rapidement devenue la cellule noyau du puissant ministère des Finances et de la Planification du Développement. Taïwan (Chine) pour sa part disposait de son Council for U.S. Aid créé en 1948 et chargé d'administrer l'aide américaine ; ce conseil rendait directement compte au président et regroupait en son sein les meilleurs ingénieurs du pays et d'éminents économistes américains. D'autres pays qui ont enregistré d'excellents résultats eux aussi ont suivi une approche similaire--Singapour s'est appuyé sur son Conseil de Développement Economique, le Chili 3 Les équipes chargées de la réforme ont aussi fourni des efforts délibérés en vue de mettre sur pied des institutions publiques compétentes pour conduire les politiques économiques avec efficacité. 2 sur ses Chicago boys, la République de Corée sur ses économistes regroupés au sein du Conseil de Planification Economique et le Japon sur son ministère du Commerce et de l'industrie. Comme exemples plus récents, on note l'Executive Office à Dubaï et le ministère de la Réforme en Géorgie classée au premier rang des pays les plus actifs dans le domaine des réformes dans le rapport Doing Business 2007 ; la Géorgie figure parmi les 10 premiers pays dans l'édition 2008 du même rapport (Banque mondiale et IFC 2006, 2007). Selon Simeon Djankov, rédacteur en chef des rapports Doing Business, « le ministère de la Réforme . . . compte une équipe de petite taille--environ 20 personnes--anciens banquiers, consultants et avocats. S'il m'était demandé d'identifier une caractéristique de la réussite (9,4 % de croissance du PIB en 2006) de la Géorgie, qui soit liée à son mode d'organisation, c'est bien ce ministère que je choisirais ». Figure 2 ­ Comment les meilleurs s'y sont pris au départ Petite Coordination équipe Accès Bailleurs Chef de l'État dédiée de Engagement en classe gardant ses mondiale distances Plaidoyer et $ Secteur pour appuyer les réformes privé Ministères de tutelle Les six principales fonctions des équipes en charge des réformes Les équipes en charge des réformes faisaient partie intégrante du processus politique tout en étant déchargées des questions administratives quotidiennes. Cela s'est avéré la meilleure manière de tirer parti des rares compétences techniques disponibles, d'optimiser l'impact sur la formulation de politiques et d'exécuter les six fonctions principales de ces équipes : Formuler et actualiser les stratégies de développement économique. Les équipes chargées des réformes ont conçus des stratégies qui, bien que globales, devaient être ciblées du fait des capacités et ressources limitées dont disposaient ces pays4. Après que les tentatives initiales de substitutions aux importations aient produit des résultats mitigés, les équipes prirent l'option de stratégies axées sur l'exportation, se concentrant sur les industries les plus prometteuses : l'exploitation minière et l'industrie alimentaire au 4Les stratégies en question étaient les suivantes : Le Programme de réforme économique et financière en dix points de 1960 (Taïwan, Chine), (Haggard et Zheng 2006) ; le Rapport Meade de 1961 (Maurice) ; le Plan de transition pour le développement de 1965 (Botswana) ; la Nouvelle politique économique de 1971 (Malaisie) et le Plan de redressement d'urgence de 1975 (Cap-Vert). 3 Botswana, le tourisme et la pêche au Cap-Vert, l'habillement, la production sucrière et le tourisme à Maurice ; et l'industrie manufacturière légère puis les technologies de l'information et de la communication en Malaisie et à Taïwan (Chine). Les équipes ont identifié les obstacles principaux et les facteurs de réussite dans chacun de ces secteurs : par exemple, assurer la bonne gouvernance dans le secteur minier et promouvoir des zones franches industrielles modèles pour l'industrie manufacturière légère et les technologies de l'information et la communication. Les équipes ont aussi adapté les stratégies aux changements de leur environnement (l'augmentation du coût de la main d'oeuvre par exemple) et mis fin aux expériences non concluantes. À cet égard, Taïwan (Chine) figure au nombre de la poignée d'économies à avoir abandonné une industrie de montage automobile en perte de vitesse. Enfin, les stratégies de développement adoptées comportaient toujours à la base un « contrat social » avec les citoyens sur l'amélioration de la santé, l'éducation et l'infrastructure. Cela avait pour effet non seulement d'assurer la cohésion sociale, mais aussi de contribuer à la compétitivité des industries. Conduire le dialogue avec le secteur privé. Dans la formulation des politiques économiques, les équipes devaient certes entretenir des relations étroites avec le secteur privé, mais elles devaient le faire au mieux des intérêts du pays. L'équipe mauricienne par exemple a pris l'option stratégique d'amener l'industrie sucrière à rechercher l'accès au marché international à des conditions favorables. Le Botswana pour sa part s'est initialement appuyé sur les milieux d'affaires des grands éleveurs de bovins (beefocracy) pour promouvoir une stratégie de modernisation adossée à l'exportation et menée par le secteur privé. Cette approche exigeait des équipes qu'elles puissent insérer les expertises au niveau des secteurs industriels dans un cadre rigoureux d'analyse économique -- une combinaison à l'origine de tensions à la fois créatrices et, parfois, susceptibles d'exploser. On peut citer à ce sujet, l'exemple des confrontations historiques à Taïwan (Chine) entre la Cellule de recherche économique et la Direction de la planification sectorielle, du Conseil de planification et de développement économique, l'ancien Council for U.S. Aid (Wade 1990). Dans chacun de ces cas, l'autonomie et le caractère apolitique des équipes ont aidé celles-ci à nouer le dialogue avec les milieux d'affaires tout en évitant le risque d'être prises en otage par des groupes d'intérêt dominants--ce que Peter Evans (1995) appelle « l'autonomie intégrée » (embedded autonomy). Mobiliser, soutenir et former les dirigeants politiques. Une stratégie de développement viable ne pèse pas lourd si elle n'est pas soutenue par des dirigeants politiques de qualité capables de prendre des décisions difficiles et de faire respecter la discipline à une administration pas toujours consentante. Les cinq équipes ont en effet toutes bénéficiées du patronage de dirigeants politiques de tout premier plan. Par exemple, le premier président du Botswana a jeté les bases de bonnes politiques minières lorsqu'il a cédé les droits miniers détenus par sa propre tribu au profit de l'État (avec l'adoption historique de la loi sur les mines et les minéraux de 1967). 4 Aussi, l'engagement quasi symbiotique des équipes auprès des dirigeants politiques, a contribué à former les générations suivantes de responsables politiques, tout aussi engagés et éclairés. C'est ainsi que le deuxième président du Council for U.S. Aid, C. Y. Yen, est par la suite devenu président de Taïwan (Chine) (Wade 1990). De même, Pedro Pires, le responsable en chef de l'équipe Cap-Verdienne en 1975, est aujourd'hui le président du pays. Le deuxième président du Botswana, Quett Masire, avait été responsable de la Cellule de Planification Economique pendant 14 ans, et, le troisième chef de l'Etat, Festus Mogae, avait dirigé le ministère des Finances et de la Planification du Développement cinq ans durant. Mener les grandes négociations d'intérêt stratégique. Les équipes chargées des réformes ont mis à contribution leurs compétences et expertises de tout premier plan pour peser sur d'importantes négociations. On peut citer entre autres les négociations avec les sociétés étrangères sur les concessions minières au Botswana et celles menées avec de grandes entreprises américaines de l'électronique sur l'acquisition de licences en matière de technologie à Taïwan (Chine) -- ainsi que les négociations sur l'accès au marché européen et sur l'assouplissement de la réglementation du travail au bénéfice, dans les deux cas, des sociétés mauriciennes d'exportation. Mobiliser et allouer les ressources nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies. Les équipes ont joué une part importante dans la mobilisation de ressources nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies de développement économique, notamment à travers la coordination de l'appui des bailleurs de fonds. À Taïwan (Chine) le Council for U.S. Aid administrait les flux d'aide américains. En Malaisie, la Cellule de Planification Economique était chargée du budget consacré au développement, une enveloppe représentant un tiers du budget national. Le ministère cap-verdien de la Planification assumait la responsabilité de mobiliser l'appui des bailleurs de fonds. L'une des méthodes utilisées par ce ministère consistait à susciter la concurrence entre les bailleurs de fonds en affectant à chacun d'eux une île de l'archipel. De même, le ministère des Finances et de la Planification du Développement du Botswana a confié la performance de différentes industries à différents bailleurs de fonds--par exemple, les mines au Canada et l'agriculture au Royaume-Uni. Surmonter les résistances de l'administration. C'est la combinaison exceptionnelle d'accès au sommet de l'État (autrement dit le bâton) et de ressources financières et techniques (c'est-à- dire la carotte) qui ont permis à ces équipes de réformes à amener des administrations pas toujours enthousiastes à agir. Ces équipes se sont aussi appuyées sur différents modèles organisationnels, tels que des expatriés auxquels étaient confiés des postes de responsabilité dans les ministères clés (Botswana), des groupes de travail transversaux impliquant plus d'une direction administrative (Taïwan, Chine), des programmes d'échange de personnel (Maurice) et des réseaux étroitement soudés de technocrates (Cap-Vert). Dans un tel contexte, il ne restait plus aux organismes d'exécution qu'à s'entendre avec les équipes de réformes sur les objectifs de mise oeuvre, les budgets et les responsabilités. Conclusion Les entreprises privées ont très souvent recours à des équipes dédiées et multidisciplinaires pour mener des grands changements radicaux tels que le lancement d'un nouveau produit ou le redressement d'une activité déficitaire. Il est aussi fréquent que les gouvernements les 5 utilisent en temps de crise, par exemple, en période de guerre ou après une catastrophe naturelle. La majorité des pays en développement sont de facto en guerre contre la pauvreté--et doivent introduire des changements radicaux dans le mode de fonctionnement de leurs administrations. Ces Etats ont cependant rarement recours à ces équipes. En revanche, leurs rares ressources techniques et financières sont généralement dispersées et peu effectives en l'absence de cibles stratégiques et de coordination effective. L'appui des bailleurs de fonds est aussi rendu caduc en l'absence d'un pilotage stratégique fort au coeur de l'Etat. Il serait donc indispensable de mieux comprendre comment fonctionnent les équipes chargées de la réforme, ce qui leur permet d'obtenir des résultats alors que d'autres ont échoué, et comment les bailleurs de fonds peuvent coopérer avec elles. Et pourtant, le discours actuel sur le développement fait amplement abstraction de ces questions. La présente note de politique générale se veut un premier pas vers l'examen de ces questions. Ces équipes de réformes ne sont peut-être pas une panacée face à tous les problèmes, mais peuvent être un bon point de départ. Références Banque mondiale. 2007. World Development Indicators 2007. Washington, D.C. Banque mondiale et IFC (Société financière internationale). 2006. Doing Business 2007: How to Reform. Washington, D.C. Criscuolo, Alberto. Publication à venir. Starting Weak, Growing Strong: Institutions to Drive High Growth. 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